Le Grand Coeur
changeait.
Je mesurai d’un coup les limites de ma méthode.
J’avais choisi de faire alliance avec le roi pour éliminer
l’arbitraire des princes. J’avais cru pouvoir établir avec
lui des relations d’intérêt mutuel. Il n’en était rien. Je
m’étais seulement placé, avec tous ceux qui comme
moi produisaient et échangeaient, dans la soumission
absolue à un seul.
Ce fut un très bref échange et tout ce que je viens
d’exposer me traversa l’esprit en ce court instant. Nous
ajoutâmes quelques mots, pour fixer le montant de ma
contribution et, sur le sujet, tout fut dit. Le roi parut se
détendre et il me retint encore longtemps pour me faire
parler de l’Italie.
Je lui fis une description détaillée de Florence. Mais la
prudence était revenue et je me gardai de lui dire que
je comptais m’enregistrer là-bas dans le métier de la
soie. Il n’aurait pas manqué d’y voir un moyen de mettre
une partie de nos affaires à l’abri de son autorité. Et il
aurait eu raison.
Aux autres questions qu’il me posa sur l’Italie, je
compris qu’il n’avait pas renoncé à étendre son
influence dans cette direction. Je lui parlai de nouveau
de Gênes. Mais sa préoccupation immédiate concernait
surtout le pape.
Nous restâmes ainsi une bonne heure, pendant
laquelle il ne se départit à aucun moment de son air
grave. Il était comme je l’avais toujours connu, impénétrable, l’esprit tortueux, animé par une curiosité mauvaise qui trahissait son caractère envieux et ses désirs de
revanche. Pour la première fois je pensai que, s’il avait
libéré son pays et presque vaincu les Anglais malgré l’inconfort de sa première situation, ce n’était peut-être pas
par souci du royaume, mais plutôt pour assouvir les plus
bas désirs de vengeance que son enfance humiliée avait
fait croître en lui, envahissants et douloureux comme
une forêt de ronces.
Soudain, le son aigrelet d’une cloche retentit dans le
parc. Ce bruit parut l’éveiller et le tirer de ses mauvais
songes politiques. Il se passa la main sur le visage etregarda tout autour comme un homme qui revient brutalement à lui. Il se leva, ouvrit grand le rideau. Le soleil
avait tourné. L’air limpide était légèrement frais. Il serra
sa chemise en prenant une profonde inspiration. Puis il
revint près de moi et s’assit de travers sur le coin de la
table.
— Que me conseilleriez-vous..., commença-t-il.
Ses traits avaient complètement changé. On y aurait
cherché en vain une trace d’aigreur ou de sérieux. Il
avait seulement l’air inquiet d’un adolescent.
— Auriez-vous reçu en l’Argenterie, ces derniers
temps, un objet rare, quelque chose de très précieux...
Je voudrais faire un cadeau à une dame, le plus beau
cadeau qui se puisse trouver et même, encore mieux :
un cadeau introuvable.
Il parut goûter ce bon mot qui s’était glissé tout
seul dans la phrase et rit bruyamment. Je réfléchis un
instant.
— Mes associés m’ont signalé qu’un marchand venu
d’Orient nous a vendu récemment un diamant d’une
taille exceptionnelle.
Le roi s’anima.
— Un diamant ! Ce serait parfait mais il faut qu’il soit vraiment extraordinaire.
— Il l’est. On m’a dit qu’il était gros comme un galet
de Loire.
Les yeux de Charles brillaient.
— Apportez-le-moi !
— C’est que, Sire, il n’est pas monté, ni même taillé.
À voir ainsi, c’est un caillou gris.
— Qu’importe. La personne à qui je le destine sait ce
qu’est un diamant. Elle n’aura aucune peine à imaginer...
Je m’engageai à le faire venir en trois ou quatre jours.
Le roi me prit les mains et me remercia. Puis il appela,
et une troupe de servantes et d’intendants parut aussitôt. Je pris congé. Avant de quitter la pièce, le roi me
retint un instant. Il se pencha vers moi et me souffla :
— Je suis heureux, Jacques.
Ses yeux témoignaient qu’il disait vrai. Mais je notai
d’un coup d’œil la barbe noirâtre qui lui salissait les
joues, son grand nez sans grâce, ses membres tors et ce
buste trop long qui portait si mal les vêtements, quelque
effort que fissent les tailleurs pour les ajuster. Et je me
dis en moi-même que cet homme avait décidément plus
de charme dans le malheur.
C’est seulement deux jours plus tard que je rencontrai Agnès...
IV
AGNÈS
Parvenu à ce point de mes souvenirs, l’émotion m’a
submergé et je n’ai pas pu continuer sereinement.
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