Le Grand Coeur
Voilà
toute une journée que je me suis arrêté d’écrire.
Selon Elvira, l’îlet où j’espérais me cacher n’a point
d’eau. La retraite est coupée de ce côté-là. J’ai accueilli
ce verdict avec moins d’abattement que je ne l’aurais
cru. Pourtant, c’est une mauvaise nouvelle. Elle me
condamne à rester ici, quoi qu’il puisse arriver. En
même temps, et sans doute est-ce pour cela qu’elle ne
m’a pas anéanti, elle a une conséquence favorable : elle
ne me force pas à interrompre ma rédaction. Au point
où je suis rendu, le désir est si puissant d’ouvrir la prochaine porte de mes souvenirs, celle par où Agnès,
enfin, se laissera apercevoir, que je n’aurais pas voulu
différer l’exécution de ce projet.
Je vais donc rester, puisqu’il le faut, mais j’ai
conscience de courir un grand risque. Le calme de
l’île, que rien n’a rompu depuis la visite de l’homme du
podestat, me semble plus que jamais trompeur. Le
danger est là, j’ai même l’impression qu’il se rapproche.
Je me suis emporté contre Elvira qui m’assure que jen’ai rien à craindre. Si elle ne sent pas la menace, c’est
peut-être qu’elle est trop ingénue. La plupart du temps,
je m’arrête à cette conclusion et cela me permet d’être
avec elle aussi tendre et insouciant que possible. Mais,
par moments, je la vois tout autrement. Je me dis que si
elle est sans doute une paysanne, une fille de la mer
et des vignes, elle n’en est pas moins une femme qui
comprend, calcule et nourrit des espoirs que je ne
connais pas. Dans ces instants, je suis convaincu qu’elle
me trahit. Ce qu’elle ne compte plus tirer de moi, maintenant qu’elle me sait traqué et condamné, elle espère
peut-être l’obtenir de mes ennemis, en me livrant.
Mais je me dégoûte de penser cela. J’ai vécu si longtemps au milieu des intrigues, j’ai si souvent recueilli
malgré moi le témoignage indubitable de la bassesse et
de la duplicité humaine que je transporte cette souillure partout. Je l’ai apportée jusqu’en cette île où tout
semble simple et pur. La seule personne que j’ai vu
conserver une âme intacte et belle au milieu des pires
souillures, ce fut Agnès. Elvira et elle sont aussi éloignées
l’une de l’autre qu’il est possible. Pourtant, quelque
chose les rapproche et même pour moi les confond.
Sachant que je n’ai aucun endroit où fuir, il ne me
reste que deux solutions : me terrer dans la maison ou
prendre mon parti de cette situation. Je n’ai pas dormi
la nuit où j’ai appris cette nouvelle et j’ai arrêté ma
décision. Puisque le sort me donne cette île pour prison,
je n’ai pas envie d’y vivre reclus. Si elle doit être mon
cachot, autant l’arpenter et jouir au moins de ses
beautés. Je me suis lancé dans de longues promenades,
en prenant seulement garde d’éviter la ville et le port.
Mais il y a bien d’autres choses à voir. Hier, par les chemins de l’intérieur, je suis allé presque jusqu’à l’autre
côté de l’île. Les bois de lentisques embaument sous la
chaleur ; des hommes recueillent les larmes de mastic
qui s’écoulent de leur tronc. Ils me saluent, m’invitent à
boire avec eux. Sur le versant qui descend vers la mer,
du côté du couchant, j’ai découvert des champs de
citronniers et j’aime faire la sieste sous un de ces arbres.
Leurs pommes d’or me donnent l’illusion, quand je
me réveille, d’être au jardin des Hespérides. Moi qui ai
rêvé de faire de mon pays le centre du monde, je suis
aujourd’hui au bord du monde et peut-être même en
dehors de lui. Au fond, je n’en souffre pas. Car mon
ambition pour la France n’était qu’un rêve et mon véritable pays est celui des songes. N’est-ce pas là que je suis
désormais ?
Agnès me hante, depuis que j’ai évoqué ma rencontre
avec elle. Pendant toutes ces années, je l’avais placée
dans un retrait de ma mémoire, sous une châsse que je
n’avais plus ouverte depuis sa mort. Tous mes souvenirs
sont restés là, intacts, embaumés comme l’a été son
corps. Mais il a suffi que je prononce son nom pour
que l’ampoule se brise. Son visage, son parfum, sa voix
envahissent tout. Je n’ai plus trouvé le sommeil sous
les citronniers et je suis rentré précipitamment pour
reprendre mon récit. S’ils venaient maintenant... Je
n’aurais qu’un regret : qu’ils me tuent avant que j’aie pu
revivre ces années avec elle.
Je suis arrivé à la maison au coucher
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