Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
Vom Netzwerk:
du soleil. Elvira
avait préparé des tomates, du fromage de brebis, toute
une corbeille de fruits. Nous avons dîné dans la
pénombre. Il n’y avait pas de lune. L’obscurité venait et
je distinguais à peine les bras nus d’Elvira croisés sur latable. Je sentais son souffle. J’ai passé ma main dans ses
lourds cheveux. À mesure que la nuit la faisait disparaître en tant que personne singulière, elle la transformait en une présence indistincte faite d’une odeur de
peau, d’un soyeux de chevelure, d’un souffle plus bref
et plus léger qui est propre aux femmes. Pendant cette
longue soirée jusqu’au sommeil qui n’est venu qu’à
l’aube, j’ai été de nouveau avec Agnès. Les mots se sont
formés en moi, les images sont arrivées. Et ce matin, il
m’a suffi de m’asseoir et de commencer, pour que tout
vienne.
    *
    Dix ans se sont écoulés, mais je garde un souvenir
précis de l’instant où je l’ai vue pour la première fois.
C’était deux jours après mon arrivée à Saumur. J’étais en
train de donner des instructions à un de mes commis
venu en hâte de Tours. Il me fallait en particulier organiser l’acheminement rapide et sûr du diamant brut que
j’avais imprudemment promis de faire livrer en quatre
journées.
    Je ne suis pas un homme de cabinet. Le serais-je d’ailleurs que la vie ne m’en aurait guère donné le loisir,
car je suis sans cesse en mouvement. Mes papiers me
suivent dans une malle. Je travaille où le hasard me
place. Il m’est arrivé de donner audience à des facteurs
dans mon lit. Je signe des lettres sur mes genoux repliés
tandis qu’ils se tiennent debout, le chapeau à la main.
Mais ce que je préfère entre tout, c’est de m’installer
dehors quand le temps le permet. Pendant ces journées
de Saumur, un vent du sud apportait un air chaudchargé de sable. L’ombre, dans les jardins du château,
était délicieuse et me rappelait certaines heures à
Damas. J’avais fait porter une écritoire dans le verger.
En chemise et sans chapeau, je dictais en faisant les
cent pas et mon facteur prenait des notes. Il n’avait pas
voulu se dévêtir. Assis sur un banc de pierre, il s’épongeait le front et gémissait.
    Soudain, nous avons entendu des rires clairs. L’ombre
nous dissimulait, et les jeunes filles qui approchaient
ne nous voyaient pas, aveuglées de soleil et occupées à
leur conversation. Elles étaient encore assez loin de
nous, dans la lumière. Elles formaient un petit groupe
compact et pouvaient être cinq ou six. Cependant on
n’en voyait qu’une, autour de laquelle toutes les autres
semblaient tourner, comme des insectes de nuit pris
dans une flamme. Le groupe suivait ses pas, et son trajet
en zigzag à travers le jardin était le résultat du bon vouloir de celle qui disposait ainsi de l’autorité. À peu de
distance de nous, elle buta du pied contre une poire
tombée à terre. Elle s’arrêta et les autres l’imitèrent. Du
bout du pied, elle fit rouler le fruit talé puis, levant le
nez vers le bouquet d’arbres où nous étions, elle s’écria :
    — Voyez, il y en a d’autres !
    Elle se dirigea vers le poirier mais presque aussitôt, en
entrant dans la pénombre, elle me vit et se figea. Sans la
connaître, j’eus immédiatement la certitude que c’était
elle.
    Elle pouvait avoir vingt ans, tout au plus. Ses cheveux
blonds étaient tirés en arrière et coiffés simplement en
chignon. Elle n’avait pas de sourcils et ses tempes étaient
rasées bien haut ce qui lui faisait un front admirable,
lisse et bombé comme une bille d’ivoire. Sculptés danscette matière précieuse et fragile, ses traits étaient d’une
finesse extrême. Ce matin-là, avec ses suivantes, elle
n’était pas apprêtée pour paraître. Sa beauté ne procédait d’aucun artifice. C’était l’œuvre brute des dieux.
    La surprise lui donna un air grave, et c’est avec cette
expression que je devais garder à jamais le souvenir
d’elle. Par la suite, je l’ai vue rire, s’étonner, être gagnée
par la peur, le dégoût, l’espoir, le plaisir. C’était les mille
et une harmoniques que pouvait rendre l’instrument
céleste qu’était ce visage. Reste que, pour moi, sa vérité
fut toujours cette note grave qu’elle me révéla à l’instant
où nous fûmes pour la première fois en face l’un de
l’autre.
    Dans cette gravité se laissait apercevoir la nature tragique de sa beauté. Car une telle perfection, que tous
envient,

Weitere Kostenlose Bücher