Le granit et le feu
stupéfaction et d’impatience. C’était, en effet, la première fois que Mathilde semblait désarmée par un événement.
— Eh bien, voilà, dit-elle. Suivez-moi.
Elle entraîna les jeunes gens vers la cheminée où brasillait un feu maigre, et quand elle se fut assurée que personne ne pouvait l’entendre :
— Quand j’étais jeunette, avec Griveau, un dimanche de grosse chaleur, on était allés au bord de l’Isle, pêcher le goujon… Pas loin de nous, il y avait l’Adèle Brassac… Elle était sœur du défunt Calixte, l’époux d’Aliénor… Elle clochait comme lui et gardait les vaches et les moutons du château…
— Hâte-toi d’en venir au fait, dit Tancrède.
— J’y viens… Pour vous dire que l’Adèle était grosse et à terme comme Lucie… Et que pendant que nous étions sous la feuillée, à préparer nos hameçons, elle a voulu faire trempette… Pas plus haut que les genoux, sans doute… Il y avait alors, en cet endroit, un petit chemin qui descendait vers l’eau… Des cailloux… Un tronc d’arbre auquel on pouvait se retenir… On avait pied… jusqu’à un tournant…
— L’Isle a des chevrins terribles, dit Ogier. Profonds de deux toises et même davantage.
— Hé oui ! Et l’Adèle a dû glisser et verser, je ne sais. Le courant l’a emportée. Elle a peut-être voulu crier ou un étourdissement l’a prise… Comment savoir ? Un trou l’a avalée. On l’a vue disparaître et quand Griveau a aperçu sa robe grise et qu’il a plongé, elle n’avait plus aucun souffle… Mais une fois ramenée sur la berge, on s’est dit en même temps : « Regarde : son petit vit toujours dans son ventre ! » On était, comment dire…
— Ébahis ? suggéra Tancrède.
— Si tu veux, concéda Mathilde. Mais c’était plus que ça : on avait du chagrin. Le Griveau a tiré sa dague. Il a dit : « Son cœur bat plus. Elle va pas crier : elle est morte… » Et il l’a…
Sous l’arc des sourcils noirs, les prunelles de Tancrède étincelèrent.
— Il l’a ouverte ?
— Oui.
— L’enfant vivait ?
— Oui… C’était une fille. Je l’ai enveloppée dans la chemise de Griveau, et passant par les chemins de la forêt, je l’ai portée jusque chez ma sœur, à Thiviers… Son mari était ferreur de bœufs et de chevaux. Ils avaient deux enfants… Plus tard, de temps en temps, je leur ai remis de quoi la nourrir… Ils n’ont jamais rien voulu savoir.
— Et le corps de cette Adèle ? demanda Tancrède. Vous ne pouviez pas révéler ce que vous aviez fait.
— Évidemment, dit Ogier, sans quitter des yeux Mathilde. Mais le Griveau a dû trouver quelque chose.
— Il a caché l’Adèle dans un fourré et il a attendu la nuit pour la traîner jusqu’aux Banchereaux… Quand on l’a retrouvée, quatre ou cinq jours plus tard, les bêtes avaient fait ce qu’il attendait d’elles. On n’a jamais su… Vous comprenez pourquoi je vous cause ainsi ?
La commère paraissait soulagée. D’un élan subit, elle attrapa Ogier aux épaules :
— Il faut sauver l’enfant de Lucie !… Il vivra !
— Le chapelain est contre, protesta le damoiseau effaré par ce qu’il venait d’entendre. C’est une… une profanation !
— Je me moque de Clergue et de ses arguments… Ah ! fils de preux, si tu avais vu le ventre de l’Adèle, quand Griveau l’a repêchée… On sentait que son petit donnait des coups de poing, des coups de pied désespérés… Il voulait vivre… Les poussins, les oiseaux ont plus de chance que les humains : le moment venu, ils crèvent la coquille… Cette nuit, j’ai touché le ventre de la Lucie… J’ai senti que cet enfant s’inquiétait ; que tout, pour lui, n’était plus comme de coutume et que je devais l’aider, puisque sa mère ne le pouvait plus.
Mathilde baissait la tête. Par-dessus le gros chignon effiloché, Ogier interrogea Tancrède. Frémissante avec, dans le regard, une lueur de pitié narquoise, la jouvencelle demanda :
— Le cœur te manquerait-il, cousin ?
Il essuya son front moite. Il se sentait jugé – mais absous – et quelque chose grondait en lui. Il ne savait quoi. Il dit enfin, répondant à Mathilde :
— Pas même un mire ne ferait cette chose-là !
— Griveau l’a bien faite ! Il n’était pas surgien [52] .
— Personne, en ces murs, ne l’oserait ! Dieu et l’Église…
— Ah ! interrompit Tancrède, laisse donc Dieu à
Weitere Kostenlose Bücher