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Le granit et le feu

Le granit et le feu

Titel: Le granit et le feu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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démarche que d’aller trouver toutes les veuves… Vraiment, tu n’as pas faim ?
    — Plus tard… Je vais aller visiter nos navrés.
    Ogier reconnut Aspe en premier. Pâle, allongé sur une jonchée de paille, le sergent lui montra sa jambe entourée, de la cuisse au jarret, par des bandages sanglants :
    — Une de leurs putains de dardes m’a fait éclater le genou.
    Ogier lui tapota l’épaule :
    — Tu vis. Tu t’exposais… As-tu mal ?
    — Point trop. Mathilde va me mettre des éclisses.
    — Tu guériras !
    Le damoiseau ne put identifier certains hommes allongés sur le flanc, face à la muraille ou la tête enfoncée dans des linges vermeils. Il en reconnut d’autres : un maçon, Augerot, atteint à l’épaule ; un charpentier, Yvain, la hanche percée ; Puginier, une jambe, du genou aux orteils, enfoncée dans cette sorte de boîte ronde et oblongue que sur les champs clos on appelait un sol en ; Aymon, qui n’avait que deux fils, une oreille emportée.
    — Quand je reviendrai là-haut, il faudra me parler fort, messire Ogier ! J’ai l’ouïe qui gargouille comme si j’étais poisson.
    Certains gémissaient, d’autres respiraient bruyamment. Plus loin Loïs, un charpentier déjà plus près de Dieu que des hommes, la chair du visage calcaire et le ventre bourré de charpies au-dessus desquelles tournoyaient des mouches ; Mansel, un archer qui n’avait qu’un œil ; Micaille et Laurier qui n’avaient plus qu’un bras, et d’autres encore. Et même deux femmes, allongées sur des paillasses installées à l’écart, et dont Mathilde s’occupait.
    — Ah, non, Guiraude, tu vas pas pleurnicher encore pour ton bras rompu. Ça fait mal, les attelles, mais dans trois mois, crois-moi, tu pourras balayer cette salle tout aussi bien qu’avant… Et même maintenant, tu pourrais te lever.
    — Je veux bien vous croire… Mais j’ai mal ! J’ai mal !
    Après avoir jeté un regard de mépris à la domestique, Mathilde se leva pesamment :
    — Tiens, c’est vous !
    — Eh oui, dit Ogier, tandis que la commère s’accroupissait devant l’autre femme.
    Pour celle-ci, c’était le trépas assuré : sa tête disparaissait presque tout entière sous des linges sanglants. Le damoiseau ne vit que sa bouche pâle, à peine frémissante, et son menton troué d’une fossette.
    — Qui est-ce ?
    — La Lucie… une du hameau… Dix-huit ans… On la voyait à peine. Son homme, le Florent, l’a quittée il y a huit mois en apprenant qu’elle était grosse. Elle au moins, c’est sûr qu’elle va passer.
    Passer, certainement, mais elle vivait, extrêmement faible, et souffrait sans le savoir. Ses bras nus, le long de son corps immobile, étaient cireux, et le tracé des veines s’y lisait çà et là comme des traits de plume bleus. Une touffe de cheveux poisseux de sang débordait sur l’oreiller – un sac d’avoine – et le corps était si maigre qu’en son centre l’abdomen dilaté prenait un relief presque horrible. Ce ne pouvait être ni de la tendresse ni de la pitié qu’inspirait, sous ses hardes grises, ce ventre plein d’espérance, mais une sorte d’irritation : mourir si près d’enfanter !
    — Ah ! là là, le Florent ! continuait Mathilde. Fuir ainsi, c’est une vilenie qui mérite le pilori !… Pas vrai, messire Ogier ?
    « Moi, je n’ai pas quitté Anne… J’ignorais qu’elle portait mon enfant. C’est elle qui a fui… »
    Le damoiseau frottait son menton d’un air indécis, tout en regardant cette chair au terme de sa distension, refuge d’une vie prête à éclore, et condamnée. Anne aurait un ventre pareil. Garçon ou fille ? Et dans celui-ci, qu’il aurait pu toucher ?
    Mathilde tourna vers lui des yeux brillants, tristes et inconnus :
    — La pauvre ! Avant midi, elle nous aura quittés.
    — Je l’ai rarement croisée, que ce soit en bas ou ici… Comment est-ce arrivé ?… Bon sang, il n’y avait péril que sur les parois ! Et vu son état, elle était dispensée d’y accéder !
    — Eh oui… Mais tout ça, c’est à cause de la Guillaumette… la petite à Gauvain et Aliette, du hameau… Lui, il se bat ; elle, Girard et Jean l’ont envoyée aux aleoirs. Leur fillette – elle a trois ans – a voulu les rejoindre. Elle a quitté le donjon au moment où Lucie et mes filles recevaient et plaçaient de nouveaux éclopés… Quand elle s’est aperçue de son absence, Lucie est partie à la recherche

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