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Le granit et le feu

Le granit et le feu

Titel: Le granit et le feu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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devait rarement dormir. Bien qu’elle fut une des plus hautes du château, le jour y pénétrait mal, car la fenêtre était étroite et la muraille profonde. Un lit, une armoire, un coffre et tout près, une table ; dans une cuvette, une aiguière d’étain à long col. Il y avait un crucifix au-dessus de la porte. Sitôt après le départ des sergents, la commère l’avait retourné face au mur.
    — Tu es allé trop loin, dit tout à coup Tancrède, tu ne peux plus faillir.
    — D’où tiens-tu que j’en aie l’intention ?
    Mathilde, attentive, se pencha, puis lâcha le poignet de Lucie.
    — Ça y est…
    Elle arracha un de ses cheveux et le posa sur la bouche demi-close. Tancrède le regardant, immobile, eut un clignotement de paupières.
    — Morte, cousin.
    — Votre lame, messire. Pincez la peau, tirez-la et fendez !
    Tout en dégainant le poignard, Ogier se courba sur ce ventre mouvant et beau, sous lequel l’enfant s’affolait.
    — Ne tarde pas, cousin. Comme ça.
    Tancrède posa l’index sur le nombril et lentement descendit jusqu’à la lisière des poils d’or. Elle semblait suivre une pente naturelle et imaginer cette chair vivante. Ses lèvres pincées se décollèrent :
    — Qu’attends-tu ?… Tranche d’ici à là. (Elle renouvela son geste.) Pas plus que mon doigt, elle ne sentira ta lame.
    Ogier regarda sa main armée, puis le ventre doux et tiède. Tous deux tremblaient. Mathilde ? Elle était pâle et, sourcils froncés, attentive. Elle croyait à ce qu’elle avait décidé. Elle souhaitait un miracle. Tancrède également.
    — Va, cousin… Tu sais écorcher un cerf, alors, va.
    — Surtout pas trop profond, recommanda Mathilde.
    Ogier se pencha davantage. Une fatigue étrange le prenait des reins aux omoplates, et lui serrait le crâne, la gorge.
    — Que Dieu, dit-il, me comprenne et pardonne.
    Dans la grisaille de la chambre, le trait de sang l’écœura. Il n’avait jamais rien vu d’aussi vermeil. Poursuivre l’incision… Tout droit… Sans trop bouger…
    — Quel tranchant ! se merveilla Tancrède.
    — Doucement, souffla Mathilde. Ne le touchez pas !
    Il avait dominé sa répulsion. Et pourtant, la longue balafre bougeait ; il semblait que la Lucie vivait encore ; respirait encore. Mais non : elle était morte ! Morte ! Morte ! Au plafond bourdonnait une mouche. Il entendait le souffle court de ses deux complices. «  Je me damne sans doute en faisant cela ! » Il eut peur : il ne pourrait plus étreindre une fille sans penser à ces intimités palpitantes !
    — Je ne vois rien, dit-il lamentable. Tout est si rouge !
    — Insistez, messire… Doucement… Ouvrez encore…
    La voix de la commère devenait désagréable. De la main gauche, il écarta les chairs. Toujours cette glu rougeoyante et son odeur, analogue ou presque à celle de la mer. « Ce n’est pas la première fois que tu vois un ventre ouvert ! » Certes, mais pas celui d’une femme. Il ne pouvait renoncer ! Il n’avait plus aucune énergie ; résigné à tout ; un cœur de plomb ; des poumons aussi ; sa sueur tombait et se diluait dans la sève rouge de ce tronc sans nombril, et dont, à la racine, la toison d’or était désormais souillée de viscosités vermeilles.
    « Seigneur !… Est-ce qu’il s’enfonce ?… A-t-il peur ?… Pourtant, il se démène. Il s’enfelonne !… Je vais au-devant des malédictions divines… Et lui, si je le sauve ? »
    Il entendit comme dans un brouillard :
    — Voici une touaille… Épongez ce sang.
    — Courage !
    Ce devait être Tancrède.
    « Faire ça, moi, Argouges ! »
    Il avait froid. Oui, il noquetait comme en plein hiver. La chair ouverte remuait toujours, et sa main cherchait, palpait, tremblait de plus en plus, glacée, poisseuse, gantée de pourpre jusqu’au poignet. Il l’essuya et fut tenté d’abandonner. Non, c’était impossible. Le manche du poignard glissait… L’enfant vivait. Il le sentait. Il y avait comme un hurlement dans sa poitrine. Il vit les mains de Mathilde, décidées, attraper les lèvres de la plaie et tirer, débrider. C’était affreux et terrifiant.
    — Hâtez-vous. Il étouffe et remue moins. Il va périr par votre faute !
    — Il vivra.
    Il le fallait. Que cette naissance fût comme une résurrection. Affranchir ce nonnat de l’esclavage viscéral. Toute son âme à lui, Argouges, était suspendue au-dessus de cette échancrure écarlate.
    Il replongea

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