Le Hors Venu
réjouisse, hors la venue de mon époux ?
Il n’y avait nulle ironie dans sa voix, pourtant Maion, qui savait à quel point Guillaume I er l’avait délaissée, et cela dès les premiers mois de son mariage, ne put s’empêcher de penser que le retour du roi n’était certainement pas source de joie.
— J’ai bien quelque chose de singulier, mais je ne sais si cela vous distraira, ma reine.
— Dites toujours.
— Un des bâtards du défunt duc de Pouilles est en route pour Palerme.
Les épais sourcils noirs de Marguerite se levèrent.
— Je ne connais que Tancrède de Lecce, mais celui-là, à moins que je ne me trompe, est déjà au cachot.
— Vous ne vous trompez pas, mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit.
Une lueur intriguée apparut dans les yeux de Marguerite. L’émir se pencha en avant et murmura en confidence :
— Laissez-moi vous conter une histoire que peu connaissent. Une partie m’est venue par un de nos chevaliers, Bartolomeo d’Avellino.
— D’Avellino... Ah oui. Je vois. Les d’Avellino étaient une puissante famille, jadis. Quant à lui, c’est un homme étrange, si je me souviens bien, à mi-chemin entre l’ascète et le guerrier.
— J’admire votre mémoire et votre jugement, ma reine, fit Maion avec un sourire.
Elle sourit en retour.
— Allez, cher Maion, fit-elle, je vous écoute.
— Le reste des informations, je l’ai trouvé dans les registres secrets de la Dohana baronum. Roger, duc de Pouilles, l’un des fils aînés du grand Roger II de Sicile, a épousé more danico une femme qu’il gardait jalousement à l’écart de tout et de tous. Une beauté arménienne qu’il a chérie jusqu’à sa mort et qui portait le nom d’Anouche.
— Anouche, je n’en ai jamais entendu parler... murmura la reine pour qui la généalogie des Normands de Sicile avait peu de secrets.
— Par contre, vous connaissez l’histoire de Bianca de Lecce, celle-là fut sa seconde union more danico et elle lui donna deux enfants : Tancrède de Lecce et une fille.
— Avant qu’il n’épouse devant tous Élisabeth de Champagne qui, elle, ne lui donna aucune descendance, ajouta la reine. D’où venait cette... Anouche ?
— Elle était la fille d’un orfèvre arménien, enlevée avec sa sœur lors d’une des expéditions de Georges d’Antioche. Toutes deux ont été jetées fort jeunes dans le harem royal. Le duc les en a sorties et a aussitôt épousé Anouche. Elle lui donna un fils que le duc nomma Tancrède et qu’il dota du fief d’Anaor, une ancienne place forte musulmane au nord du Val di Noto.
— Tancrède d’Anaor, murmura Marguerite. Et pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler de lui auparavant ?
— Je vais y venir. Sachez seulement qu’à cinq ans l’enfant disparut.
— Pourquoi le duc Roger a-t-il donné le même prénom à ses deux bâtards ?
— À mon sens, une façon de protéger et de dissimuler celui de l’Arménienne.
— S’il a pris autant de soins à le cacher, cela voudrait dire qu’il comptait en faire son héritier et craignait pour sa vie.
Un silence approbateur salua cette remarque.
— Quand donc verrai-je ce d’Anaor ? s’impatienta soudain Marguerite. Est-il aussi laid que son demi-frère ?
— Que non, ma reine ! D’après mes renseignements, l’homme est aussi beau que l’était le duc et aussi vaillant.
— Et où vivait-il pendant toutes ces années ?
— Mes informateurs ont retrouvé sa trace en Normandie, il était avec celui qui fut le frère d’armes du duc de Pouilles, Hugues de Tarse.
— Vous aviez donc gardé cet homme sous votre regard, cher Maion ?
— Tout ce qui peut déséquilibrer le royaume me soucie, vous le savez.
— Le déséquilibrer ou le rééquilibrer, murmura-t-elle pour elle-même, sachant que Maion était tout aussi capable, si son intérêt l’exigeait, de favoriser la montée sur le trône de Sicile d’un autre prétendant. Quand donc rencontrerai-je ce d’Anaor ?
— Votre légitime curiosité sera bientôt satisfaite, ma reine. Il devrait arriver ici sous peu, en compagnie d’Hugues de Tarse.
— Et ce Hugues, qu’en pensez-vous ?
— C’est un homme pur et droit comme une lame de Tolède, ancien compagnon de guerre du duc et grand ami du défunt amiral Georges d’Antioche.
Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de Marguerite.
— Parfois la pureté est un attribut dangereux pour celui qui la possède.
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