Le jour des reines
avait reporté toute son attention sur l’objet de cette vénération frénétique. Bien qu’il en fut distant d’au moins quarante pas, il voyait assez bien le visage royal, et ses souvenirs en complétaient les traits atténués par la distance : un front têtu sous le chaperon appesanti par la couronne, des yeux aux lueurs fébriles, pareils à ceux de tous les mangeurs de carogne ; le menton enhardi par la barbe fourchue. La satisfaction d’être adulé conférait à la face pelue du monarque ce resplendissement interne qu’il lui avait connu à Rouen puis à Auteuil, lorsque le vent cendreux apportait, jusque devant son gîte, les relents des horreurs qu’il avait perpétrées. Ses propos tantôt froids et moqueurs, tantôt d’une amabilité sibylline, animaient dans leur nid de fils blond-roux, des lèvres dont la morgue infectait le sourire.
— Nous allons lui montrer quels chevaliers nous sommes !
— Oui, Argouges, dit Barbeyrac. Je ressens comme toi une impatience terrible à décevoir ce fumeux !
Ogier se sentit gonflé de volonté. Il ferait hurler de frayeur ces tribuns, ces patriciens, ces plébéiens ; cette tourbe humaine. Il allait prouver qu’il n’était pas de ceux pour lesquels le pouce dressé s’abaisse ou s’élève ; il tirerait des grognements à l’aréopage des nobles. Sitôt Cobham à ses pieds, mort ou blessé, il assisterait, par l’étroite vue du bassinet, à la consternation d’Édouard IIIet de ses familiers. La chair de ce linfar [269] blêmirait sous la barbe ; ses yeux pervers cilleraient, exorbités par une stupéfaction qui contaminerait ses thuriféraires vêtus d’écarlate paonnage [270] ou de fer… La belle joie ! Pour s’en délecter pleinement, il devait lutter dès maintenant contre cette torpeur qui l’envahissait et le tenait immobile, la face brûlante, les tempes moites et le cœur ravagé.
Les ménétriers cessèrent de répandre leur musique dont nul, d’ailleurs, ne se souciait. Le roi mit pied à terre et laissa son cheval aux mains d’un écuyer tandis que sa suite s’éparpillait. Les évêques et les notables occupèrent les bancs de l’échafaud qui leur était réservé. Les moines allèrent s’accouder, épaule contre épaule, à la barrière extérieure tandis que les hommes d’armes et les pennonciers entouraient le champ d’une ceinture de fer. Vinrent alors les retardataires qui, par crainte ou scrupule, s’étaient résignés à ne point perturber l’apparition du roi. Il y eut des cris, du désordre, et aux échelles – car certains escaliers, pris d’assaut, étaient impraticables –, des mains poussèrent, non sans agrément, des rondeurs innocentes ou provocantes, les unes s’élevant dans des cris indignés, les autres dandinant et suscitant des rires. Barbeyrac détourna son regard vers Ogier :
— C’est souvent là, dit-il, que la femme a son âme.
Il souriait, mais sa face était livide. Voyait-il son Alix aux joutes, en ce moment, grimpant les échelons d’un échafaud des dames et prêtant son séant à des tâtonnements ?
Guillaume se taisait, attendait. Une sonnerie de trompes le fit tressaillir. Wilf annonça :
— La reine et sa suite. Femmes et hommes sont à cheval.
— Afin de ne pas patouiller dans la boue.
— Je vieillis : ma vue se trouble, dit Guillaume.
— C’est l’effet du vent, mentit Ogier. Il me fait larmoyer, moi aussi.
Il faillit choir de son escabeau : il venait de distinguer sa cousine au milieu d’une troupe de gentilshommes et de nobles dames, tous chevauchant des bêtes paisibles, soigneusement apprêtées. Tancrède était assise en croupe d’un damoiseau de la Maison d’Angleterre portant une livrée de gueules rehaussée de trois léopards d’or.
Devant la procession, la foule s’ouvrait comme une rivière bouillonnante sous une étrave, tandis que dans les grandes nefs pavoisées des tribunes, l’assemblée se dressait – davantage pour examiner la souveraine d’un jour que pour saluer sa venue.
— Ainsi, c’est Jeanne de Kent, dit Guillaume. Des compagnons de chaîne célébraient sa beauté jusque dans la merdaille où nous étions, hein, Étienne ?
— Ils disaient que c’était une des plus belles filles d’Angleterre.
Ogier n’apercevait de la reine qu’un visage d’albâtre, des cheveux noirs tressés, roulés en templières ; une couronne qui sans doute était d’or. Elle chevauchait une haquenée au chanfrein
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