Le kabbaliste de Prague
souvenir du péché.
La réplique enchanta notre Maître. Il nous la confia le
lendemain et bien souvent par la suite. Je peux témoigner, moi, David Gans,
qu’il s’en souvint toujours et son épouse aussi. On le verra.
Ainsi, sans plus disputer la décision de Vögele, Isaac nomma
sa fille Eva.
Jacob fut le seul qui ne se rendit pas à ce choix. Il en
conçut un doute qu’il entretint pendant de longues années, avec une absolue
discrétion, puisque notre Maître l’avait approuvé.
Afin de ne pas répéter l’erreur d’Isaac, il imposa le nom de
son fils à Rebecca, son épouse, alors qu’elle était à quelques semaines de la
délivrance. Il nous l’annonça avec soulagement :
— Yechaya ! Voilà le nom du fils de Jacob
Horowitz. Yechaya.
Ce que je vous traduirai par Isaïe.
Jacob nous rappela qu’Isaïe n’était pas seulement le
prophète des prophètes, le plus pur et le plus solide devant l’appel de Yahvé.
Il portait également le nom du salut et de l’issue au chaos humain, puisqu’il
signifiait : « Yah(vé) est délivrance. »
— Avec ce prénom qu’Isaac a donné à sa fille, ou plutôt
qu’il a laissé donner par la fille du MaHaRaL, quel autre choix aurait pu mieux
convenir à mon fils, son futur époux ?
Bien qu’il s’évertuât à le dissimuler, la période était rude
pour Jacob. Il se couchait comme il se levait priant le Tout-Puissant.
Il n’avait choisi qu’un prénom, et c’était un prénom de
garçon. Il ne pouvait en aller autrement. Il ne serait pas celui par qui le
Tout-Puissant montrerait Sa colère en brisant la promesse. Tout allait
s’accomplir comme cela se devait.
Néanmoins, il ne laissait guère passer d’heure sans
s’inquiéter de Rebecca. Peu habituée à tant de sollicitude de sa part, son
épouse eut la sagesse de n’y voir qu’un don éphémère de l’Éternel. En même
temps qu’elle goûtait les caresses maladroites de Jacob, elle l’apaisait dans
un sourire :
— Cela va venir comme cela doit venir, Jacob. Dieu y
veille et Il est plus habile en ces choses que tu ne l’es.
Elle voyait juste. Cela vint. Dans la canicule d’un premier
jour d’été elle enfanta un garçon. Ce fut la seconde et la dernière fois que
l’on vit Jacob danser.
Plus petit qu’Eva sa promise, Isaïe posséda dès sa première
heure un je-ne-sais-quoi de la sécheresse de son père. Mais, au grand
soulagement de tous, il se montra à son tour bien vif et bien bruyant.
S’ensuivirent quelques jours d’exaltation pour nos amis.
Liesse et prières. Pour la première fois, me prenant à témoin, me faisant
raconter cent fois le moment et les mots, ils révélèrent leur promesse à tous
ceux qui voulaient l’entendre.
J’eus la surprise de découvrir que notre Maître, le MaHaRaL,
par une ultime prudence de son gendre et de Jacob, n’en avait pas été informé.
Ce qui, je l’avoue, me flatta un peu, car enfin il me considéra d’un autre œil
quand je dus, cette fois pour son seul bénéfice, reprendre mon conte.
Il leva un sourcil et ce doute, cette désapprobation que je
n’avais pas eu le courage de manifester le jour fameux de cette promesse, il
les devina dans l’instant. Il eut ce regard qui n’appartenait qu’à lui et
peut-être le faisait ressembler plus que jamais au lion de son patronyme. Il
baissa un peu les paupières afin que l’éclat de ses pupilles fût moins violent
et qu’on ne sût d’où allait surgir le coup de griffes.
— Ah oui, dit-il en se tournant vers Jacob et Isaac. Ah
oui, vous vous êtes fait cette promesse ?
Jacob se rembrunit devant le ton du Maître.
— Une promesse qui ne répondait à d’autre souhait que
celui de nous soumettre au jugement du Très-Haut.
— Aïe, aïe, aïe, une belle promesse ! Mais il
n’est pas encore arrivé, le temps de son accomplissement. Ce que vous demandez
à Dieu n’est pas d’avoir un garçon et une fille, mais d’en faire des époux. La
route du temps est encore longue qui vous mènera à ce jour.
Cela dit sur un ton amical, la voix d’une hauteur ordinaire.
Pourtant la joie gela sur le visage de mes amis.
Se tournant vers moi, pour la première fois m’adressant un
signe amical, un infime mouvement de l’index, le MaHaRaL ajouta :
— Consultez David. Après moi, il est ici celui qui
connaît le mieux les étoiles. Il vous le dira : nul destin n’est d’avance
tracé, ici-bas comme dans la course des astres. Et ce qu’on lit dans
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