Le kabbaliste de Prague
l’éclat
des étoiles contient plus d’énigmes que de certitudes. La sagesse, Jacob, n’est
pas d’imaginer l’œuvre de demain déjà accomplie. Elle serait bien grande déjà
si elle nous permettait de comprendre ce qui nous a conduits à aujourd’hui.
Et notre Maître me gratifia encore d’un petit signe de
connivence avant de se détourner, laissant Jacob et Isaac dans la
consternation. Il me suffit d’y songer pour que l’émotion me saisisse. Pour la
première fois, le MaHaRaL me signifiait son estime.
Ainsi est notre orgueil. J’entendais le bruit des mots qui
me flattaient et fermais les oreilles au sens de ces mots. Il me fallut vingt
ans pour me rendre compte que, éclairé par cette sagesse dont il venait de
parler, notre Maître rabbi Lœw pressentait dès ce jour le rude accomplissement
auquel cette promesse pouvait nous confronter.
2
Les six ou sept années qui suivirent furent parmi les plus
paisibles que nous connûmes depuis longtemps à Prague et en Bohême.
Après la naissance de leurs enfants, Isaac et Jacob
reprirent leur vie ordinaire. La mise en garde du MaHaRaL les ayant invités à
la discrétion, nul n’entendit plus parler de leur promesse d’alliance. Une
prudence loin de l’oubli.
Chaque année, au lendemain de Kippour, pour ainsi dire
fraîchement remis au monde par la clémence divine, nous nous retrouvions dans
le vestibule de la vieille synagogue. Nous nous disposions à l’emplacement même
où Jacob et Isaac m’avaient annoncé leur beau projet. Nous ne prononcions pas
un mot. Nous croisions nos mains, fermions nos paupières. Nos pensées se
chauffaient à nos paumes enlacées et chacun marmonnait une prière dans sa
barbe.
Je ne sus jamais quelles furent celles de mes amis. La
mienne me venait naturellement sans que j’en fasse l’effort :
Pour lui
Leur sang est précieux.
Puissante la vie,
Offrande des ors de Saba.
Le blé mûrira si haut sur la
terre
Qu’il tremblera au sommet des
montagnes.
Aujourd’hui encore, ces mots (Psaumes, 72.14,16) ne
peuvent me revenir sans me rapporter le silence et le parfum de la vieille
synagogue, ce goût mélancolique d’humidité, de bois et de laine, de cire et de
poussière. Il semblait que les prières qui s’étaient murmurées entre ces murs,
les terreurs et les joies qui les avaient accompagnées s’étaient muées en une
matière palpable, une ferveur que nous respirions à pleins poumons, afin qu’un
jour, comme promis, Eva et Isaïe accèdent au grand bonheur de leurs épousailles.
Pour le reste du temps, comme les autres, j’oubliais tout
cela une fois Kippour passé. Et sans doute plus que les autres, tant mon
excitation à approcher les profondes beautés des savoirs dans l’ombre du
MaHaRaL était grande.
Année après année, la yeshiva de notre Maître devenait plus
célèbre. Notre Maître y disputait le Midrash , en interprétait les
lumières sourdes et la puissance lointaine avec une vigueur sans cesse
renouvelée. Il y disputait aussi la place de la science près de la Torah et
disait bien haut que « jamais l’une et l’autre ne viendraient à
s’affronter puisque leurs chemins ne conduisaient pas aux mêmes
royaumes ».
Ce fut en ce temps-là que parut le premier de ses livres, le Guevourot Hachem – Les Haut Faits de l’Éternel. Un ouvrage tout à son
image d’intransigeance et de courage, et qui attira sur lui l’admiration des
meilleurs esprits de notre peuple.
Nombreux alors furent ceux qui vinrent l’écouter dans notre
modeste klaus depuis les quatre coins de l’Europe. Ils repartaient de Prague le
cœur en fête et la tête plus riche, courant d’autres villes et d’autres
yeshivas, où ils diffusaient les paroles de notre Maître. Et moi, accompagné
désormais par sa bienveillance qui paraissait vouloir oublier mon premier
apprentissage auprès du Rema, je puisais dans la science des astres et les
mathématiques le plus vigoureux des moteurs de la sagesse, qui est de poser
mille questions dès que l’on est parvenu à répondre à une seule.
C’était autour de nous un spectacle magnifique. L’empereur
Rodolphe s’était pris d’une juste passion pour Prague. Dès les premières heures
de son règne, il avait décidé d’y transporter sa cour, ses richesses et ses
caprices. L’effet s’en fit sentir bien vite. Il n’était plus de saison sans que
la ville s’embellisse d’un nouveau bâtiment, d’un jardin, d’une voie,
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