Le kabbaliste de Prague
étaient trop sensibles pour ne
pas s’en rendre compte. Ma fidélité au « Monsieur de Cracovie » fut
pour lui une déception. Mes efforts pour gagner sa confiance se heurtaient au
mur abrupt de son intransigeance. Le temps passant, je m’attendais à l’entendre
gronder à mon approche autant qu’à soutenir les coups de fourche de ses
regards.
Voilà pourquoi, en ce lendemain de Kippour, mon cœur
s’emplit de reconnaissance lorsque Isaac Cohen et Jacob Horowitz me confièrent
leur secret.
Rien n’advint comme chacun le souhaitait.
Bien qu’une amitié sincère et une estime de plus en plus
solide m’attachassent à son gendre Isaac, l’humeur du saint rabbi ne varia pas
à mon endroit, rugueuse et défiante toujours.
Sans compter que ce ne fut pas quinze ou vingt mois qui
furent nécessaires à Vögele et à Rebecca pour voir leur ventre enfler d’une
nouvelle vie, mais trente pour l’une et trente-quatre pour l’autre.
ÉVA
1
Inutile que je conte l’émotion d’Isaac et de Jacob lorsque
leurs épouses se déclarèrent enfin enceintes. Torrents de larmes, rires et
prières, comme on l’imagine.
Je me souviens d’Isaac m’approchant un matin dans le klaus
de notre Maître. Les lèvres tremblantes, la face cramoisie, les yeux
tressautant comme si plus rien au monde n’eût été stable, il agrippa ma manche.
— David !
Son allure tourmentée me fit présager le pire.
— Qu’y a-t-il, Isaac ?
— Nous avons un nouvel empereur. Son nom est
Rodolphe II.
— Ah ?
Je l’observai avec surprise. Était-ce cela qui défaisait ses
traits ? La nouvelle n’en était plus une. Le nom de Rodolphe m’était
devenu familier depuis quelques jours. Isaac l’avait entendu à la même source
que moi : le klaus du MaHaRaL. À Prague comme dans toutes les villes de
l’Empire, à Worms, Lübeck, et même à Cracovie, en Pologne, depuis un bon mois
on murmurait le nom de Rodolphe, on craignait et on supputait derrière les murs
des synagogues.
L’empereur Maximilien II de Habsbourg n’était plus.
Celui-là même, que son nom soit béni, qui avait su préserver du massacre
quelques fils d’Abraham une poignée d’années plus tôt. La peur se saisit de la
ville juive. Chacun le savait d’expérience : bonheur, malheur, haine ou
clémence envers les Juifs dépendraient du bon ou du mauvais vouloir du futur
empereur.
L’Europe vivait alors sous la poigne du Saint-Empire romain
germanique. Celui-ci s’étendait de la Baltique à l’Adriatique, de la mer du
Nord à la Méditerranée. D’est en ouest, il ne connaissait que deux
frontières : la russe et la française. Mais son ventre s’embrasait de feux
que seul Maximilien avait su maintenir sous la cendre. Les braises rougeoyantes
s’appelaient Réforme, luthériens, calvinistes, catholiques. Brandons de haine,
de guerres, de tueries qui n’avaient qu’un lien en commun : la haine des
Juifs.
Aussi, bien que je connusse la nouvelle et ce qu’il fallait
en penser, je laissai Isaac me répéter ce que tout le monde chuchotait, à
savoir que Rodolphe semblait plus clément envers les fils de Sion qu’envers les
luthériens de la Réforme. Une espérance plus qu’une certitude. Il restait
encore que le temps en fasse une vérité.
Isaac me parla encore de Rodolphe, que l’on disait très
curieux homme, d’esprit comme de corps. Sans beaucoup de l’élégance naturelle
de son père ni peut-être de son discernement, mais avec une passion pour les
sciences et les femmes. La bonne chère autant que l’astronomie. Savant à sa
manière.
— On prétend qu’il aime beaucoup la Bohême. Qu’il veut
venir vivre à Prague, conclut Isaac en me serrant nerveusement le poignet.
Voilà au moins quelque chose que j’ignorais. Je pus montrer
un étonnement sincère en refermant ma main sur celle d’Isaac.
— Qui sait, peut-être est-ce une bonne nouvelle ?
Mais est-ce cela qui te met en si grande émotion ?
— Ah, David !
— Oui ?
— Voilà. Cela s’accomplit…
C’était une manière si contournée d’annoncer les choses,
l’émotion d’Isaac paraissait si grave, qu’en vérité je ne compris pas sur
l’instant.
Mais après son chuchotement il se jeta dans mes bras. Il y
pleura un bon moment, libérant sa joie autant que l’inquiétude qu’il avait tue
durant tant de mois. « Mazel-tov ! Mazel-tov ! » m’exclamai-je. Et bientôt tout le klaus défila contre sa barbe pour
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