Le kabbaliste de Prague
d’une
porte ou d’un pont.
De même dans notre cité juive, quoique encerclée de murs qui
couraient depuis la rive de la Vltava ainsi qu’une boucle à l’intérieur de la
ville chrétienne, on embellissait, on reconstruisait. Sans jamais contrevenir
aux règles qui limitaient strictement la surface de la ville, on élevait vers
le haut ce qui ne pouvait prendre ses aises au sol. Ce fut ainsi que notre
bourgmestre, Mordechaï Maisel, trouva l’audace de proposer l’édification d’une
nouvelle et splendide synagogue tout près du klaus de notre Maître. Édification
qu’il mènerait sur ses propres deniers et à la gloire de Maximilien Empereur,
père de Rodolphe, dont la clémence avait sauvé tant de Juifs des massacres.
Toute cette exubérance était le fruit de la richesse des
terres de Bohême, aussi fertiles que gracieuses. Les pâturages et les vergers
s’étendaient à perte de vue. Le vin coulait en abondance et le moût était
amassé en si grande quantité qu’on le vendait aux pays voisins. Partout
s’élevaient des greniers à blé. L’importance des petites et grandes rivières
tenait du miracle, sans compter les mines de fer, d’étain, d’airain, d’argent,
jusqu’à l’or qui, par endroits, affleurait au sol.
Et partout on voyait du monde pour vivre de ces richesses.
Partout des villages et des châteaux, des palais. Partout de délicates et
audacieuses architectures rivalisaient de somptuosité, avec, au centre de cette
bénédiction divine, ainsi qu’un joyau serti dans une orfèvrerie savante, la
munificence de Prague, notre capitale.
Une Prague riche des promesses de la Bohême mais aussi de
l’histoire de ses murs. Une manière de Jérusalem, née en l’an 2455 de la
création du monde, avant même la Troie des Grecs. Et, selon la tradition avérée
de nos anciens textes, une Prague qui avait accueilli le peuple juif après la
destruction du Second Temple dont on disait, comme je l’ai déjà rappelé, que
des pierres arrachées par les Perses assuraient désormais les fondations de
notre vieille synagogue.
Ah, comme j’ai aimé cette Prague ! Comme elle est
restée chère et présente dans l’errance interminable de ma vie !
Et dans cette Prague-là, dans les murs de la ville juive et
parfois au-delà, la figure du MaHaRaL impressionnait. Il n’était pas un Juif
qui ne la reconnaissait de loin. D’un bout à l’autre de l’année, dans la glace
autant que sous la canicule, jamais il ne quittait la yeshiva ou la synagogue
sans placer une toque de martre par-dessus sa kippa. Dans les rues étroites, sa
silhouette n’en paraissait que plus immense. À voir les mèches de sa chevelure
se soulever au rythme de ses pas, comme diffusant autour de lui le feu ardent
de sa sagesse, plus que jamais on croyait voir avancer un lion de la
Connaissance.
Cependant, comme le dit le Talmud, l’unanimité est suspecte.
Le MaHaRaL y échappait. Sa rudesse et son intransigeance ne lui ouvraient pas
tous les cœurs ni tous les esprits. Nombreux, en Bohême mais surtout au-delà,
regardaient avec suspicion renseignement du Livre de la Splendeur, le
Zohar. Et le mot de Kabbale faisait frémir. La phrase maîtresse de ceux-là
était courte : « Il ne faut pas chercher ce qui est caché. »
À Prague, ils n’étaient pas nombreux à donner de la voix. Le
plus bruyant, le plus connu et qui offrait volontiers le spectacle de son
opposition, s’appelait Zalman, fils de Samuel. Un petit homme trapu, costaud,
toujours en mouvement, le regard de charbon, le visage disparu sous une barbe
de broussaille d’où n’émergeaient que des lèvres très rouges. La toque des
Juifs de Prague le grandissait. Il colportait des recueils de prières. Devant
les éventaires de fruits et de légumes, il étalait ses rouleaux à même le sol
et soudain éructait sans mesure. Ses menaces et ses anathèmes finissaient
toujours par effrayer l’un ou l’autre. Tout de même, la plupart d’entre nous le
considéraient comme un fou et le contournaient avec gêne.
De plus mauvaises histoires couraient sur son compte.
Quelques-uns le soupçonnaient d’avoir la langue trop pendue avec les espions de
la police et parfois même d’aller raconter des folies à des chrétiens qui s’en
repaissaient.
Mais nous n’aimons pas, nous autres Juifs, voir de mauvaises
figures entre nous. Moi, je fis comme les autres, je détournais la tête quand
ce Zalman approchait. Pas un instant je n’imaginai
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