Le kabbaliste de Prague

est comme l’homme entre
lui et nous, la différence est insondable. Ne pas respecter cette différence
serait un blasphème.
    J’avais essayé de répondre avec calme. Mes paroles ne furent
que vaniteuses et lourdes d’hypocrisie. En réponse, Éva libéra sa colère :
    — Le blasphème, c’est ce que nous faisons de lui !
Toi, tu ne sais pas et tu ne vois rien. Tu passes ton temps à observer les
étoiles avec ce Danois sans nez, mais la vie qui s’écoule sous tes yeux, ici,
tu ne la vois pas. Le mal que nous lui faisons sous tes yeux, tu ne le vois
pas !
    En écho à ses protestations, il y eut des bruits au milieu
du fleuve. Avec le jour, le brouillard paraissait devenir plus brillant. Éva
gronda encore :
    — Golem est sans bouche et on ne peut entendre son cri.
Mais je sais qu’il crie. Il nous appelle et nous demande de l’aide. Sa douleur
est grande. Son humiliation est terrible. On le traite comme s’il était
véritablement un tas de boue. On a plus de considération pour la volaille d’une
basse-cour que pour lui.
    — Éva, Golem est Golem ! Sa boue n’abrite pas le
moindre sentiment !
    Elle me jeta à peine un coup d’œil et ne jugea pas
nécessaire de me répondre. Les larmes revinrent à ses paupières. Elle eut un
sourire d’une infinie tristesse.
    — Tu te souviens comme nous étions heureux de le voir,
au tout début ? Comme on le trouvait beau et laid à la fois ? Comme
il était étrange et magnifique sous le givre ?
    Elle serra son lourd manteau autour d’elle. Les yeux clos,
elle murmura :
    — Quand Bachrach était mon époux, il n’avait pas besoin
de parler pour que je sente son affection. Et toi, quand ton cœur va vers moi,
je le sais aussi. Pourquoi me tromperais-je quand je sens la tendresse de
Golem ?
    — Éva…
    Elle m’interrompit d’un geste.
    — Mon père dit que je suis folle. Grand-père rabbi doit
le penser aussi. Pourtant, c’est lui qui a mis sur le front de Golem le mot
ÉMET, Vérité. Notre vérité devant celle de l’autre. Toi, j’aurais cru que tu
comprendrais, David Gans. Oui, s’il en était un qui pouvait comprendre, oui,
c’était toi. Mais je me suis trompée.
    — Éva !
    Elle s’éloignait déjà vers la ville. Le brouillard effaça
mon appel aussi bien que sa silhouette.
     
    Tu souris, lecteur. Tu as reconnu mon tourment mieux que je
ne l’ai deviné moi-même ce jour-là.
    Tu as raison. Il me fallut un jour et une nuit pour que je cesse
de me détourner de cette vérité qui était inscrite au front de Golem. Ce fut le
temps nécessaire pour que ma jalousie s’apaise et que le Très-Haut dessille mes
yeux d’homme faible. Éva avait dit vrai : la vie étalée sous mon regard,
je ne la voyais pas.
    Après la prière du matin, je ne pus m’empêcher de retourner
près du fleuve. Je voulais voir Golem. Et j’espérais y retrouver Éva.
    Elle n’était pas là. Le labeur avait recommencé sur les
chantiers du bourgmestre Maisel. Golem allait et venait dans le courant du
fleuve comme si rien ne pouvait l’emporter. Il y enfonçait d’énormes troncs
qu’on lui apportait sur des barges et qui formaient les piliers d’un nouveau
pont reliant les deux rives de la Vltava. La moitié de l’ouvrage était
accomplie. Les charpentiers déjà frappaient les planches du tablier sur notre
berge. Le bourgmestre avait promis à Rodolphe qu’il pourrait y traverser le
fleuve en grand carrosse au prochain Noël. Il ne restait pas deux mois pour
achever ce travail et jamais, dans l’Europe entière, on aurait vu un pont si
vite réalisé.
    De là où je me trouvais, je n’eus pas à tendre l’oreille
pour percevoir les quolibets que lui lançaient les mariniers et les ouvriers.
Des étrangers avaient loué des barques pour l’approcher. Plus amusés par l’apparence
disgracieuse de Golem qu’impressionnés par sa puissance, ils y ajoutaient leurs
moqueries. Tout joyeusement, ils agaçaient Golem comme on le fait avec un
animal trop bien domestiqué pour pouvoir se rebeller. Ils raillaient jusqu’à sa
puissance avec la désinvolture de ceux qui ne la craignent plus.
    Éva avait raison : c’en était fini du respect que l’on
devait à Golem.
    Était-ce une excuse pour le traiter comme ce qu’il n’était
pas ? Je l’admettais : il n’était ni une chose ni un outil. Mais
humain, il ne l’était pas non plus !
    La sagesse du MaHaRaL l’avait engendré, me répétai-je. Le
verbe divin avait animé