Le kabbaliste de Prague
paraissait
l’écouter avec une attention extrême. Les quatre lettres de son front à nouveau
bien visibles.
ÈMET ! Vérité !
Il me sembla qu’elles diffusaient un halo de lumière dans la
brume. Mon cœur tapait et une sorte de rage me rongeait la gorge. Quelle
pouvait être la vérité qui me brûlait le regard en cet instant ?
Un vertige me saisit. Je me dressai avec l’idée de fuir. Mes
brodequins crissèrent sur des cailloux.
Le plus stupéfiant fut que Golem m’entendit avant Éva. Dans
un bouillonnement d’eau, il se dressa de toute sa taille. La peur m’emporta, je
dressai bêtement mes poings vers lui. Éva me reconnut et lança mon nom.
— David !
Golem s’écartait déjà. En quelques enjambées, il disparut
dans l’épaisseur du brouillard qui recouvrait la Vltava.
Éva fixa un instant le cœur du fleuve. L’ombre de Golem
apparut, puis se dilua. Des éclats d’eau, un claquement de bois brisé, le
cancan de canards… Je me rendis compte que je dressai l’oreille comme si je
craignais d’entendre une plainte. Oubliai-je que Golem n’avait ni bouche, ni
gorge, ni poumon, ni cervelle ?
Éva se tourna vers moi.
— David, pourquoi as-tu eu peur de lui ?
La tristesse de son ton me glaça. Elle s’engagea sur la
passerelle qui liait le ponton à la rive. Avant même de bien voir son visage je
savais que j’y trouverais des larmes.
La colère ne me quittait pas. Une fureur que je ne m’étais
encore jamais connue, qui me dévorait l’esprit autant que la poitrine. Quand
elle fut toute proche, au lieu de lui tendre les bras, je criai bêtement :
— Comment oses-tu ? Comme oses-tu te conduire avec
lui comme s’il était un homme ?
La surprise la rendit silencieuse quelques secondes. Elle me
dévisagea comme si elle comprenait à peine mes mots, puis secoua la tête.
— Je ne le traite pas comme un homme, David. Il est
Golem.
Je hurlai encore.
— Mais tu lui parles. Tu ris avec lui. Tu… tu le
caresses !
Encore elle fouilla mon regard en silence avant de sourire.
— Oui.
— Tu ne le peux pas ! Golem ne peut pas
t’entendre. Il n’a pas d’oreilles. Il ne peut pas te comprendre.
— Tu as bien vu qu’il le peut. Il entend. Il me
comprend.
— Non, ce n’est pas possible. Il n’a pas de langue. Le
MaHaRaL l’a voulu sans langage et sans bouche. Golem est Golem.
— Golem est Golem, et il est vivant, David. Il a besoin
de nous comme nous avons besoin de lui.
— Tu te trompes. Il n’est pas humain. On ne doit pas se
comporter avec lui comme avec un homme. Il est une créature de l’homme.
Éva se retourna vers le fleuve, scruta la brume. Il n’y
avait pas de mouvement et mes cris avaient fait taire les oiseaux qui
s’éveillaient avec le jour montant. Elle me fit face à nouveau, franchit les
quelques pas qui nous séparaient. Du bout des doigts, elle sécha ses larmes. Un
sourire narquois, presque méchant, amincit ses lèvres.
— Alors, tu es comme eux ? Golem te fait peur car
il te révèle à toi-même. Tu préfères croire qu’il est une chose ?
— Il n’est pas une chose. Il est Golem. Il est né du
Verbe mais ne possède pas le Verbe. Seul celui qui possède la parole peut
entendre le Verbe et devenir une créature de Dieu. Il est Golem. De la boue en
forme d’homme à laquelle notre Maître a soufflé ce qu’il faut d’existence pour
que s’accomplisse sa volonté : nous défendre des massacreurs.
— Tu t’exprimes comme mon père. C’est une sottise. Une
sottise terrible qui montre combien vos cœurs sont fermés.
Je secouai la tête avec obstination.
— Comment oses-tu parler ainsi du MaHaRaL ?
— Vous croyez tout savoir et vous ne savez pas. Golem
est différent mais il est vivant. Je lui parle et il m’entend. Moi aussi, je
l’entends, même s’il n’a pas de bouche. Je sens la vie qui circule dans sa
boue. Il me comprend et, parfois, je le comprends. C’est ainsi et tu le sais.
Tu en as eu la preuve sous les yeux.
Les mots d’Eva étaient des pointes acides. Elle avait
raison, pourtant cette vérité me lacérait le cœur. Éva m’observa comme si mes
pensées étaient aussi visibles sur mon front que les quatre lettres sur celui
de Golem.
Elle murmura :
— Pourquoi ne peux-tu l’aimer comme un homme ?
— Parce qu’il n’en est pas un. La Torah dit : Dieu
a fait l’homme comme lui. Dans ce comme, il y a autant de
différences qu’entre l’eau et la montagne. Golem
Weitere Kostenlose Bücher