Le kabbaliste de Prague
précision pour ne
laisser entrevoir que des zones particulières du ciel. Chacune de ces treize
nouvelles pièces d’observation contenait une de ces machines qui m’avaient déjà
fasciné à Venusia : un demi-cercle azimutal, un cercle parallactique, des
armilles zodiacales, des règles ptolémaïques, des sextants aux cuivres
magnifiques. Dans la plus vaste, un quadrant mural de dix pieds de rayon
permettait de mesurer la position du Soleil comme jamais personne ne l’avait
encore fait. Au cœur de cette machine, entièrement imaginée par lui, Tycho
s’était représenté en taille naturelle et dans cet énorme manteau fourré qu’il
portait les nuits de travail. Sa mise en œuvre nécessitait l’attention de trois
assistants aguerris.
De me sentir de retour dans cette ambiance de science et
d’ingéniosité me procura une joie immense. Si bien que le soir même j’acceptai
de demeurer à Benatek pour participer à une observation de Mercure.
Au matin du lendemain, alors que mes paupières ne tenaient
plus qu’à peine ouvertes, le jeune Kepler, que j’avais trouvé si revêche lors
de notre rencontre, m’approcha avec une amabilité nouvelle.
— Tycho m’a montré le travail que vous avez fait pour
lui à Venusia. Il est meilleur que je l’avais imaginé.
Kepler parlait en latin et d’une curieuse manière, sans
presque ouvrir la bouche. Ses sourcils bien horizontaux et fournis de poils
noirs épais ne bougeaient jamais. Ses yeux voyaient mal, car il avait été
atteint de petite vérole alors qu’il n’avait pas cinq ans. Tout cela conférait
à son visage une expression permanente de grande tristesse plus que de sévérité,
comme je l’avais cru d’abord. Ce matin-là, je sentis bien qu’il cherchait à
être aimable avec moi.
Ah ! lecteur, tu peux me croire quand je t’assure
n’avoir pas toujours été faible devant les flatteries. Cependant, je ne sus
jamais être indifférent lorsqu’elles me venaient de ceux que j’admirais. Ces
aigles volant bien au-dessus de mon oie, ces hommes qui furent dans le ciel de
la science aussi scintillants que les étoiles qu’ils surveillaient.
— Tycho est plein de ressource lorsqu’il s’agit
d’observer, mais il ne pense pas toujours avec la liberté d’esprit qu’il
conviendrait. Il complique là où la perfection divine demeure simple… Il me
demande de calculer la trajectoire précise de Mars. Il me faudrait de l’aide
dans mes calculs et j’aimerais qu’elle vienne de vous.
J’acceptai avec une joie d’enfant, fasciné par la lumière
des astres lointains, alors que le malheur et la douleur, à nouveau, rampaient
tout près de moi.
4
Avec un grand bonheur, je travaillai ainsi auprès de Tycho
et de Kepler jusqu’à l’automne. Je pris l’habitude de ne revenir à Prague que
pour le shabbat et nos jours de fêtes. Ces jours-là, notre ville étant close
aux étrangers, le tumulte s’apaisait un peu.
Deux nuits avant Kippour, des nuages voilèrent le ciel de
Benatek. Après avoir attendu en vain une éclaircie pour établir quelques
relevés, je décidai de rejoindre Prague sans plus attendre pour m’y préparer au
jour très saint du Pardon.
Un épais brouillard pesait sur la Vltava et voilait l’aube
lorsque j’approchai de Prague. Seul le bruit du fleuve et le frappement de mes
semelles demeuraient perceptibles. Le sommeil retenait encore les animaux dans
les basses-cours et les enclos. C’était l’un de ces moments où l’on marche avec
l’exaltation vaniteuse d’être une manière de guetteur du monde.
Sur la rive, le brouillard devenait si dense que le jour
parvenait à peine à éclairer. Je suivais la lueur plus pâle de la terre du
chemin, le pas prudent. Soudain, un rire résonna, bref et limpide, dans
l’immensité terne.
Je m’immobilisai pour écouter. Je ne perçus plus rien
d’autre que le mouvement lourd du fleuve, quelques bruissements de poules d’eau
et de canards.
Je repartis, me convainquant d’avoir été l’objet d’une
illusion. Je gardai cependant le pied plus léger et guettai le silence. Je
n’avais pas fait vingt pas que le rire se manifesta encore. Plus fort. Plus
près, aussi, dans la grisaille devant moi. Et assez net pour que je reconnusse
le rire d’une femme. Un de ces rires qui enchantent l’oreille et vous allègent
la poitrine.
J’en imaginai sans peine la cause. Craignant l’embarras
d’une rencontre avec des amants, je quittai le creux du chemin
Weitere Kostenlose Bücher