Le kabbaliste de Prague
chuchotai à mon tour cette mise en
garde du MaHaRaL qui était devenue entre nous une sorte de code :
— Ne juge pas de ce qui n’est pas accompli… Et
ce qui l’est, ajoutai-je, l’est finalement en beauté, ami Isaac.
Il approuva en me tapotant l’épaule.
— Tu as raison, David. L’Éternel a été prodigue avec
nous. Qu’Il en soit mille fois remercié.
Il me regarda un peu en coin et demanda sans détour :
— Tu es là pour Eva ?
J’opinai en rougissant.
— Ne rougis pas. J’espérais que tu viendrais la
raisonner. Elle va devant tout le monde en racontant qu’il faut aimer Golem
comme un homme. Qu’il lui parle et qu’elle l’entend. Qu’elle sent son cœur et
qu’il est malheureux… Ce genre de sornettes qui la font passer pour une folle.
Isaac secoua sa grosse tête. La honte me raidit :
j’entendais dans la bouche d’Isaac les mots que j’avais jetés moi-même à Éva.
Un peu violemment je répliquai :
— Éva n’est pas folle. Elle ne l’a jamais été ni ne le
deviendra.
Isaac eut un ricanement qui me fit mal.
— Peut-être, pourtant ça ne se voit pas. Ce qu’elle
raconte n’a aucun sens. Il y a eu le dibbouq et maintenant ça. Dis-moi un peu,
David, qui va aimer Golem ?
— Ne ricane pas. Dieu t’a accordé Éva pour nous donner
Golem. Il est venu par elle.
Isaac écarquilla les yeux.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce qui est. C’est ta fille qui a conduit notre Maître
à user du pouvoir de sa sagesse. Qui d’autre qu’elle l’a convaincu d’user du
souffle de son Verbe ?
Le regard d’Isaac durcit.
— L’aimes-tu au point de la suivre dans sa folie,
David ?
L’incompréhension et la déception figeaient ses joues
rondes. Je souris pour effacer ce que son ton pouvait contenir d’insulte.
— Où est-elle ? demandai-je doucement.
Isaac hésita. Je crus qu’il n’allait pas me répondre, mais
il le fit en évitant mon regard.
— Elle doit être à son enclos.
— Quel enclos ?
— L’enclos de Golem. Devant le nouveau port. Les jours
de shabbat et de fête, elle y passe tout son temps.
J’appris par la suite que cet « enclos », Golem se
l’était construit lui-même pour se protéger des pierres que les enfants lui
jetaient par jeu alors qu’il « dormait ».
C’était une clôture de rondins dressés qui formait un très
large cercle. Elle était haute de deux fois la taille d’un homme et ne
possédait pas de porte. Golem l’enjambait pour y entrer et en sortir. Quand il
s’y tenait, elle le dissimulait entièrement aux regards.
Eva était là. Seule, assise sur un banc de madrier et drapée
dans son manteau. Les yeux perdus sur le fleuve. Tout ici semblait morne. Comme
c’était jour de fête, les travaux du pont étaient arrêtés et les barques,
devant la ville juive, étaient rares.
Lorsque je m’assis près d’elle, Eva ne parut pas se soucier
de ma présence. Je laissai passer du temps avant d’ouvrir la bouche.
— Éva…
Elle m’interrompit aussitôt d’un signe. Un mouvement
impérieux qui me rappela celui du MaHaRaL.
Dans notre dos, les cris et la musique de la fête se
mêlaient aux roulements réguliers de la Vltava.
Finalement, Eva parla, d’un ton léger qui me surprit.
— Sais-tu où nous sommes ? Là où tu m’as poussée
dans la barque, les jours de peste. Quand nous sommes partis pour Cracovie… Là,
aussi, où je t’ai donné un baiser parce que je n’aimais personne plus que toi,
David Gans.
Elle laissa filer un silence, et moi je crus bien que mon
cœur allait éclater.
Elle poursuivit, d’un ton égal :
— Tout a beaucoup changé, depuis. Mais n’est-ce pas
étrange que Golem soit venu construire ici son enclos de paix ?
Elle souriait en continuant de regarder le fleuve. Je serrai
les poings.
— Eva, je te demande pardon. Je ne voulais pas voir et
je ne voulais pas entendre.
Elle eut un petit signe du front.
— Le jour du Pardon est demain. L’Éternel t’entendra.
L’ironie de son ton fit courir un frisson glacé sur ma
nuque. Elle se tut encore, attendant peut-être que je proteste. Finalement,
elle m’expliqua :
— Je viens ici chaque fois que Golem s’enferme dans
l’enclos. Sinon, les enfants trouvent le moyen de grimper aux rondins. Ils ne
peuvent pas se retenir de lui lancer des pierres pour voir s’il se réveille.
Golem les trouve fichées sur lui quand il se ranime et ça le désespère.
— Je peux
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