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Le Lis et le Lion

Le Lis et le Lion

Titel: Le Lis et le Lion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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Dans la grand-salle tendue de tapisseries
aux armes de France, d’Artois, de Valois et de Constantinople – car Madame
de Beaumont était Courtenay par sa mère – Robert s’attablait pour
engloutir pendant trois heures de rang, tout en taquinant son entourage ;
il faisait comparaître son maître queux, la cuiller de bois pendue à la
ceinture, et parfois le complimentait si le cuissot de laie, bien mariné, était
fondant à point, ou lui promettait la potence si la sauce au poivre chaud, dont
on arrosait le cerf entier rôti à la broche, manquait de relevé.
    Il prenait le temps d’une courte
sieste, après quoi il revenait dans la grand-salle pour entendre ses prévôts et
receveurs, se faire donner les comptes, régler les affaires de son fief et
rendre la justice. Il aimait beaucoup rendre la justice, voir l’envie ou la
haine dans les yeux des plaideurs, la fourberie, l’astuce, la malice, le
mensonge, se voir lui-même en somme, à la petite échelle des gens du fretin.
    Il se réjouissait surtout des
histoires de femmes ribaudes et de maris trompés.
    — Faites paraître le
cornard ! ordonnait-il, carré dans son faudesteuil de chêne.
    Et de poser les questions les plus
paillardes, tandis que les clercs greffiers pouffaient derrière leurs plumes et
que les requérants devenaient cramoisis de honte.
    Robert avait une fâcheuse
propension, que ses prévôts lui reprochaient, à n’infliger que des peines
légères aux voleurs, larrons, pipeurs de dés, suborneurs, détrousseurs,
maquereaux et brutaux, sauf, bien sûr, quand le larcin ou le délit avait été
commis à son détriment. Une secrète connivence le liait de cœur avec tout ce
qu’il y avait de truanderie sur la terre.
    Justice rendue, et voilà la journée
presque passée. Robert descendait aux étuves, installées dans une chambre basse
du donjon, se plongeait dans une cuve d’eau chaude parfumée d’herbes et
d’aromates qui défatiguent les membres, se faisait sécher et bouchonner comme
un cheval, peigner, raser, friser.
    Déjà, écuyers, échansons et valets
avaient de nouveau dressé sur les tréteaux les tables du souper, où Robert
paraissait dans une immense robe seigneuriale de velours vermeil ouvré de lis
d’or et des châteaux d’Artois, et dont la fourrure intérieure lui couvrait la
chaussure.
    Madame de Beaumont, elle, portait
une robe de camocas violet, fourrée de menu-vair, brodée en or des initiales
« J » et « R » entrelacées, avec semis de trèfles d’argent.
    La chère était moins lourde qu’au
repas de midi : potages aux herbes ou au lait, un paon, un cygne rôti au
milieu d’une couronne de pigeonneaux, fromages frais et fermentés, tartes et
gaufres sucrées qui aidaient à goûter les vieux vins coulant des aiguières en
forme de lion ou d’oiseau.
    On servait à la française,
c’est-à-dire à deux par écuelle, une femme et un homme mangeant au même plat,
sauf le seigneur. Robert avait sa platée pour lui seul, qu’il vidait de la
cuiller, du couteau et des doigts, s’essuyant à la nappe comme chacun. Pour la
petite volaille, il broyait chair et os, tout ensemble.
    Vers la fin du souper, le ménestrel
Watriquet de Couvin était prié de prendre sa courte harpe et de dire un conte
de sa composition. Messire Watriquet était de Hainaut ; il connaissait
bien le comte Guillaume et la comtesse, sœur de Madame de Beaumont ; il
avait fait ses débuts à leur cour, et poursuivait sa carrière en passant chez
chaque Valois, à tour de rôle. On se le disputait à gros gages.
    — Watriquet, le lai des Dames
de Paris ! réclamait Robert, la bouche encore grasse.
    C’était son conte préféré et, bien
qu’il le connût presque par cœur, il voulait l’entendre toujours, semblable en
cela aux enfants qui exigent chaque soir la même histoire, et qu’on n’en omette
rien. Qui eût pu, à ce moment-là, croire Robert d’Artois capable de faux et de
crimes ?
    Le lai des Dames de Paris contait
l’aventure de deux bourgeoises, Margue et Marion, femme et nièce d’Adam de
Gonesse, qui, s’en allant au tripier, le matin du jour des Rois, rencontrent
pour leur malheur une voisine, dame Tifaigne la coiffière, et se laissent
entraîner par elle dans une auberge où l’hôte, dit-on, fait crédit.
    Voici les commères attablées à la
taverne des Maillets où le tenancier Drouin leur sert force bonnes
choses : du vin claret, une oie grasse, une pleine écuelle d’aulx,

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