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Le Lis et le Lion

Le Lis et le Lion

Titel: Le Lis et le Lion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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nuit.
Mais la nuit appartient à la comtesse ton épouse…
    Il haussa les épaules d’un air
excédé.
    — Tu sais bien que je ne
l’approche plus.
    — Tous les époux disent cela à
leur bonne amie, les plus grands du royaume comme le dernier savetier… et tous
mentent de la même façon. Je voudrais bien voir que Madame de Beaumont te fît
si bon visage et se montrât de si bon air avec toi si tu n’entrais jamais en
son lit… Pour les journées, Monseigneur est au Conseil étroit, à croire que le
roi tient conseil de la crevée de l’aube jusqu’au soir couchant. Ou bien
Monseigneur est à la chasse… ou bien Monseigneur va jouter… ou bien Monseigneur
est parti pour sa terre de Conches.
    — La paix ! cria Robert
abattant le plat de la main sur la table. J’ai d’autres soins en tête que
d’écouter sornettes de femelle. C’est aujourd’hui que j’ai présenté ma requête
devant la Chambre du roi.
    En effet, on était le 14 décembre,
jour fixé par Philippe VI pour l’ouverture du procès d’Artois. Béatrice le
savait. Robert l’en avait prévenue ; mais agacée de jalousie, elle l’avait
oublié.
    — Et tout s’est passé à ton
souhait ?
    — Pas absolument, répondit
Robert. J’ai présenté les lettres de mon grand-père, et l’on a contesté
qu’elles fussent vraies.
    — Les croyais-tu bonnes ?
dit Béatrice avec un sourire méchant. Et qui donc les a contestées ?
    — La duchesse de Bourgogne qui
s’est fait remettre les pièces à l’examen.
    — Ah ! la duchesse de
Bourgogne est à Paris…
    Les longs cils noirs se relevèrent
un instant et le regard de Béatrice brilla d’un soudain éclat, vite dissimulé.
Robert, tout à ses soucis, ne s’en aperçut pas.
    Frappant les poings l’un contre
l’autre, et les muscles des mâchoires contractés, il disait :
    — Elle est venue tout exprès
avec le duc Eudes. Mahaut me nuira donc jusque dans sa descendance !
Pourquoi si mauvais sang coule-t-il en cette race-là ? Tout ce qui est
fille de Bourgogne est putain, vol et mensonge ! Celle-ci, qui pousse
contre moi son benêt de mari, est gueuse déjà comme toute sa parenté. Ils ont
la Bourgogne ; que veulent-ils encore la comté qu’ils m’ont volée ?
Mais je gagnerai. Je soulèverai l’Artois s’il le faut comme je l’ai fait déjà
contre Philippe le Long, le père de cette mauvaise guenon. Et cette fois ce ne
sera pas sur Arras que je marcherai, mais sur Dijon…
    Il parlait, mais le cœur n’y était
pas. C’était une colère assise, sans grands cris, sans ce pas à faire crouler
les murs, sans toute cette comédie de la fureur qu’il savait si bien jouer.
Pour quel auditoire se fût-il donné cette peine ?
    L’habitude en amour érode les
caractères. On ne s’oblige à l’effort que dans la nouveauté, et l’on ne redoute
que ce que l’on ne connaît pas. Nul n’est fait que de puissance, et les
craintes disparaissent en même temps que le mystère s’efface. Chaque fois que
l’on se montre nu, on abandonne un peu d’autorité. Béatrice ne craignait plus
Robert.
    Elle oubliait de le redouter parce
qu’elle l’avait vu trop souvent dormir, et se permettait, envers ce géant, ce
que personne n’eût osé.
    Et de même pour Robert envers
Béatrice, devenue une maîtresse jalouse, exigeante, pleine de reproches, comme
toute femme quand une liaison cachée dure trop longtemps. Ses talents de
sorcière n’amusaient plus Robert. Ses pratiques de magie et de satanisme lui
paraissaient routine. Il se défiait de Béatrice, mais par simple habitude
atavique, puisqu’il est entendu une fois pour toutes que les femmes sont
menteuses et trompeuses. Comme elle lui mendiait le plaisir, il ne pensait plus
à la craindre, et oubliait qu’elle ne s’était jetée dans ses bras que par goût
de la trahison. Même le souvenir de leurs deux crimes perdait de l’importance
et se dissolvait dans la poussière des jours, tandis que les deux cadavres
s’effritaient sous terre.
    Ils vivaient cette période d’autant
plus dangereuse qu’on ne croit plus au danger. Les amants devraient savoir, au
moment où ils cessent de s’aimer, qu’ils vont se retrouver tels qu’avant de
commencer. Les armes ne sont jamais détruites, mais seulement déposées.
    Béatrice observait Robert en
silence, tandis qu’il rêvait, bien loin d’elle, à de nouvelles machinations
pour gagner son procès. Mais quand on a usé de tout pendant vingt ans,

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