Le lit d'Aliénor
entrevue. A l’exemple des jours précédents, il y eut des courses dans l’hippodrome, avec des chevaux superbes qui faisaient la gloire de la cité, de génération en génération.
Nous entamions le milieu de la deuxième semaine, sans que je fusse inquiétée le moins du monde par d’autres avances, lorsque nous eûmes la surprise d’accueillir un hôte de marque : Abu al-Walid ibn Ruchd, plus connu en Andalousie arabe sous le surnom d’Averroès. Louis tiqua lorsqu’il le découvrit à la table du basileus. L’homme était musulman, et c’était là une insulte au fondement même de la croisade. Pis, presque un aveu du basileus concernant ses accointances avec les Turcs. Manuel Comnène ne se départit point de son sourire et expliqua à nos mines glacées le sort que l’on faisait en son pays au philosophe poussé par les docteurs coraniques ; le sultan local avait censuré ses écrits qui commentaient Aristote en le tirant vers le rationalisme et le matérialisme. Cela n’avait pas pour autant arrêté l’imprudent dont les livres avaient franchi les frontières dans le plus grand secret. Averroès s’était vu exiler et menacer de mort par les délateurs. Connaissant la merveilleuse bibliothèque de Constantinople, il avait demandé asile au basileus, promettant de se faire chrétien si on lui en ouvrait les portes. L’homme devait avoir mon âge à deux ou trois ans près et portait sur les êtres et les choses un regard droit, franc et lucide. Il me parut d’emblée sympathique, et, bien que je sache la fourberie du maître de céans, je lui accordai pour cette fois la plus grande crédibilité. Louis et Aliénor firent de même.
Ce soir-là, je reçus un billet du basileus qui ressemblait à un ordre : « Venez… » Pour toute réponse, je gratifiai l’eunuque chargé du message d’un sourire et d’une fin de non-recevoir avant de m’endormir dans les bras tendres de Jaufré.
– L’orangeraie est aux portes sud de la ville. Vous devriez y aller goûter quelques-uns de ces fruits qui portent en leur joviale rondeur un peu de ce soleil qui vous sied, Votre Majesté.
Le basileus s’inclina devant Aliénor en la conduisant devant la croisée d’où l’on apercevait le verger dont il lui parlait avec tant d’enthousiasme. Il était vrai que, depuis notre arrivée, elle n’avait pas eu loisir de s’y rendre, trop occupée par les festivités orchestrées par son hôte. Aliénor s’inquiéta pourtant :
– On rapporte avoir aperçu quelques turbans dans ces parages. Ne craignez-vous point que ce soient des Turcs ?
– Pas un de ces misérables chiens n’oserait s’avancer jusque-là, soyez-en sûre, Votre Majesté, ou sur ma vie je ne vous y convierais.
– Nous servirez-vous de guide ?
– Hélas ! Plusieurs affaires retiennent mon attention au palais, mais quelques-uns de mes serviteurs seront tout entiers à votre écoute.
– Je vais suivre vos conseils, à condition toutefois que vous gardiez mon époux en vos murs. Ces promenades le rendent nerveux et il gâcherait sans conteste un si merveilleux échantillonnage.
– Ainsi sera-t-il fait, Votre Majesté. Il est des fruits que la prudence doit éloigner de certains regards.
Sur ces mots qui en disaient long sur ce qu’il avait pu surprendre de la complicité entre la reine et son troubadour, il souleva la lourde tenture et disparut derrière.
Ainsi que l’avait promis Manuel, le roi fut convié à une partie de polo, réservé aux hommes, et, escortées de Jaufré, de Bernard de Ventadour et de deux ou trois eunuques, Aliénor et moi nous enfonçâmes dans les allées fraîches et parfumées de l’orangeraie. Berthe, l’épouse du basileus, déclina notre invitation à la promenade pour cause de migraine, de même que nos compagnes, occupées à une chasse au trésor. Tout cela s’orchestrait parfaitement, aussi, profitant de l’aubaine, Aliénor et Bernard nous abandonnèrent-ils pour quelque recoin discret.
Le bras arrondi autour de celui de Jaufré, je savourais à sa juste valeur notre intimité dans la douceur du lieu.
– Je n’aurai de cesse de percer toutes les vertus de ces arbustes et de leurs fruits, murmurai-je en détachant une orange grosse comme deux fois mon poing.
– Attends, m’arrêta Jaufré en m’enlevant celle-ci des mains pour croquer dans la peau juteuse et en détacher un lambeau.
– Est-il vrai que certains ici les mangent sans les peler ?
– J’ai vu
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