Le lit d'Aliénor
croire, mais je refuse l’idée que tu ne l’aies pas su. Raymond fait désormais partie du passé, tu dois l’admettre. Et il y a plus grave. T’obstiner risquerait d’amener la guerre au sein même des chevaliers. Pense à ton peuple, Aliénor. Tu es reine de France, ton devoir est de protéger les tiens et de les unir. Ceux du Nord n’attendent qu’un prétexte pour laisser parler leur rancœur. Je t’en supplie, ne te laisse pas égarer davantage, alors que tant de choses dépendent de toi.
Je marquai un temps d’arrêt, puis, lui relevant le menton qu’elle avait baissé à mes paroles, je me servis de mon dernier argument :
– Et il y a Marie…
Une étincelle s’alluma dans son œil tandis quelle répétait d’une voix blanche :
– Marie… Marie, ma toute petite… Oh, Loanna, qu’ai-je fait ? Crois-tu que Louis me l’enlèverait si nous nous séparions ? Il aime si peu cette enfant.
– Je l’ignore, mais c’est possible. Tant de choses sont possibles. Je t’en conjure, ma douce, demande pardon à ton époux et fais serment d’allégeance à ton roi. Derrière toi, l’Aquitaine se ralliera à sa bannière et nous serons victorieux devant le Seigneur.
– Mais Louis s’obstine à vouloir gagner Jérusalem sur l’instance de sa reine Mélisende alors que nous devrions aller délivrer Édesse, notre but initial. Il se fourvoie. Cette femme est redoutable ! On ne peut pas lui faire confiance. Je crois Raymond bien mieux informé que Louis pour juger de la suite à donner à notre expédition.
– Certes, mais Louis ne changera pas d’avis et toute rébellion te sera inutile.
– Je pourrais faire valoir le droit canonique… murmura-t-elle encore en baissant les yeux.
Cette idée n’était pas pour me déplaire, mais en d’autres temps et lieux. Pour l’heure, il fallait coûte que coûte qu’Aliénor s’éloigne d’Antioche et de Raymond. Aussi, poussant un long soupir, je répondis d’un ton ferme :
– Il suffit, Aliénor. Tu ne penses pas ce que tu dis. De toute façon, de gré ou de force, Louis t’emmènera d’ici. Encore une fois, ma reine, je te supplie de te rendre à la raison. D’autant plus que tu n’aimes pas véritablement Raymond !
Elle releva le nez, une lueur de rage dans les yeux.
– Qu’en sais-tu ?
– Je te connais bien, Aliénor d’Aquitaine. Ce qui te plaît en lui, c’est tout ce que tu as perdu en devenant reine de France, le parfum de l’interdit, ces longs échanges sous les oliviers en terrasses qui te rappellent ton Midi. Ce sont ces mains chaudes, fougueuses comme celles des gens de ta race, ces lèvres brûlantes sur ta chair. Ce que tu aimes en Raymond, c’est tout ce qui te manque, mais ton âme, ton âme, Aliénor, où est-elle ? J’ai vu l’autre soir à table le regard de Bernard de Ventadour croiser le tien tandis qu’il entonnait une ballade si triste que chacun en a été ému. Ce que j’ai lu dans tes yeux n’a certes pas le brûlant de ta passion pour Raymond, mais une tendresse plus précieuse que tout. Tu l’aimes encore, autant qu’il t’aime toujours.
Des larmes douloureuses grossirent au coin de ses paupières. Lorsqu’elle ouvrit la bouche, son menton tremblait de nouveau :
– Bernard… Je l’ai trahi. Comment pourrait-il m’aimer encore ?
– Tu as porté son enfant, Aliénor. Et il est de ces hommes qui n’aiment qu’une femme de toute leur vie. Comme Jaufré.
– Je ne pourrai plus supporter l’étreinte de Louis, chuchota-t-elle dans un dernier sursaut.
– Une autre se chargera de le satisfaire, confiai-je malicieusement.
La surprise agrandit son regard. Il était temps de lui dévoiler la relation du roi et de Béatrice. Je l’attirai tendrement contre moi.
Aussitôt, elle abandonna sa tête sur mon épaule, résignée. Lors, je glissai au creux de son oreille :
– Cette nuit même, le roi se couchera sur le sein de Béatrice de Campan et dès lors, ma reine, tu n’auras plus à craindre ses assauts.
Elle se cambra, comme piquée par quelque aiguillon.
– Béatrice ?
– Allons, ne me dis pas que tu ignorais ce que tout le monde a deviné depuis longtemps. Si Louis ne l’a prise jusqu’alors, c’est qu’il se refusait à te croire adultère. La preuve que tu lui as donnée ce tantôt a ravivé en lui des ardeurs de vengeance et de désir. Si tu boucles ta porte cette nuit, il les satisfera au creux d’une autre chair. Et je ne doute pas du
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