Le lit d'Aliénor
réussir pareille merveille.
– Vous nous rendez affreusement jalouses, messire Taliessin, murmura une voix féminine.
Mais l’homme poursuivit avec un sourire :
– Que nenni, belles et gentes dames, car il est des mystères que l’homme ne peut sonder. D’ailleurs, la princesse Hodierne de Tripoli n’en aime qu’un. Ô bienheureux compagnon béni des dieux, ce troubadour ci-présent qu’elle m’envoie chercher pour qu’il l’abreuve de musique et d’amour.
Je me figeai. La main s’était envolée dans un geste gracieux et désignait à présent l’élu : Jaufré. Il y eut une salve d’applaudissements quand mon troubadour se leva et s’inclina devant ces dames, se glorifiant de son aubaine. Se redressant, un sourire comblé aux lèvres, il m’aperçut, et sans doute étais-je livide car son regard marqua une surprise angoissée. Je crus un instant que j’allais défaillir.
Se pouvait-il que Jaufré, mon Jaufré soit attiré par une autre, après tout ce que nous avions partagé ? Était-ce là le prix de ma trahison et la signification du présage ? Se frayant un passage au milieu des robes, il s’avança vers moi. Tous les regards nous suivirent, tandis qu’il me prenait la main et m’entraînait vers le devant de la scène. D’une voix haute et ferme qui me parut bizarrement lointaine, il s’exclama en me présentant à l’assemblée :
– Que la princesse de Tripoli se console, mais à mes yeux, aucune n’a plus de beauté et de grâce que cette dame même pour laquelle je soupire…
Je n’entendis pas la fin de la phrase. Soudain, il y eut un trou noir devant mes yeux, la corolle de couleur sembla comme aspirée à l’intérieur d’un brouhaha, et le sol se déroba sous mes pieds. Basculant dans une nuit d’encre, je perdis connaissance.
Je m’éveillai avec un goût amer dans la bouche. Des visages dansaient devant le mien et des voix me parvenaient, lointaines. Quelque chose força mes lèvres à s’entrouvrir, et je reconnus l’âpreté d’une liqueur de noix vertes. La chaleur se répandit dans mon corps, et peu à peu je repris conscience. Jaufré posa le verre à mon chevet en murmurant :
– Jamais plus je ne te ferai pareille déclaration si tu dois défaillir ainsi, Amour.
Puis il glissa un bras derrière mes omoplates et m’aida à me redresser. Des questions fusèrent dont je n’entendis qu’un marmonnement, mais j’en devinai le sens. D’une voix qui me parut étrangère, je rassurai cet entourage d’un audible :
– C’est passé, tout va bien.
– Es-tu sûre, Amour ? demanda encore Jaufré discrètement, alors que je prenais appui sur son autre bras pour me lever.
Lorsque je fus sur mes jambes, chancelante, mon champ de vision se rétablit.
– J’ignore ce qui m’est arrivé, mais c’est terminé.
Une voix glissa, insidieuse :
– Il est toujours désagréable de savoir son prétendant convoité.
Mais, aussitôt, la perfide reçut un léger coup de coude dans les côtes qui lui fit pousser un petit cri. Jaufré m’observait, et je lui souris pour achever de le rassurer. Reprenant un vouvoiement de bienséance, il insista, haut et clair cette fois :
– Voulez-vous que je vous raccompagne à votre chambre ? Vous êtes encore si pâle.
Mais je secouai négativement la tête pour affirmer sur le même ton :
– N’en faites rien. Je vous assure que tout est rentré dans l’ordre, mon ami. Charmez donc ces damoiselles tant que le temps s’y prête. Demain, nous reprendrons la route au côté du roi et, lors, elles devront se pâmer sur d’autres vers.
Il y eut un mouvement de surprise. Panperd’hu, qui se tenait tout près de Jaufré, interrogea :
– Que dites-vous là, damoiselle ? La rumeur prétendait pourtant que notre duchesse comptait séjourner davantage en ces murs et laisser Louis partir devant avec ses féaux pendant que nous autres Aquitains suivrions sa bannière au côté de notre hôte. Nous nous faisions un honneur justement de profiter de ce répit pour répondre à l’invitation de la princesse Hodierne par l’intermédiaire de son messager Taliessin que voici.
L’homme me salua courtoisement d’une courbette. Je me dressai presque sur la pointe des pieds pour que ma voix porte, et répliquai d’un ton que je voulus neutre :
– Eh bien, il vous faudra y renoncer ou rester en arrière, mon bon ami. Aliénor m’envoyait justement quérir Geoffroi de Rançon pour faire hâter ses
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