Le lit d'Aliénor
chevaliers lorsque votre musique m’a attirée en cet endroit. La rumeur est une chose, Panperd’hu, qui souvent varie, de même que la nature féminine, ajoutai-je d’un air entendu à l’intention de Bernard de Ventadour, dont le regard soudain s’illumina.
Se tournant vers ses compagnons, Jaufré ouvrit ses bras pour embrasser d’un geste son auditoire et d’une voix chantante annonça :
– Et voici comment s’achèvent deux semaines de délices, gentes dames et damoiselles. Pour mon fait, je me sens bien trop attaché à la bannière de ma reine pour lui être infidèle. Vous devrez donc malgré votre déchirement me laisser aller chanter les victoires du Christ. Mais que seront doux les joyeux babillages de vos lèvres dans mes souvenirs ! Allons Peyronnet ! Partons de l’avant tous deux. Tu voulais étriper du Turc, mon jeune ami, et composer une ode, ce moment est proche. Hâtons-nous ainsi que, le veut la plus noble des reines.
À sa voix aussitôt se rallièrent ses comparses, en un seul cri :
– Vive la reine !
Me saisissant le coude d’une poigne tendre, Jaufré nous fraya un passage au milieu des jupes. Lorsque nous fûmes hors de portée, il ordonna à son disciple de s’en aller préparer leurs maigres bagages. Puis il se planta devant moi et, gravement, mit un genou à terre. Je voulus le relever, mais il prit ma main cérémonieusement dans la sienne. Plongeant son regard dans le mien, il murmura, éperdu :
– Par Dieu, je jure qu’il n’en existe aucune autre que toi dans mon cœur et que la mort seule me délivrera du serment que je t’ai fait.
Il marqua un temps de silence, durant lequel je savourai le bonheur de ses paroles qui effaçaient d’un coup mes doutes les plus fous, puis il enchaîna hardiment :
– Épouse-moi, Loanna de Grimwald.
C’était comme si de nouveau le sol se dérobait. Un spasme de surprise et de bonheur m’arracha un petit cri. Je me trouvai désemparée. À cet instant, les troubadours apparurent à quelques mètres et la voix tonitruante de Panperd’hu me tira d’embarras :
– Voyez, messire Taliessin, combien l’infortune de votre princesse est grande, riait-il. Ces deux-là n’ont que faire d’une pièce obscure pour se dire leur amour. Il est comme ce soleil qui entre et se reflète dans ce miroir, il est aussi pur et violent que la lumière. Non, mon compère, chantez plutôt mes louanges à votre belle, et je jure par Dieu, qu’elle n’y perdra pas au change !
Jaufré se redressa en souriant et l’apostropha à son tour :
– Il dit vrai, messire Taliessin ! Et avant qu’il soit longtemps, je serai l’homme le plus heureux de cette terre.
– Pour l’heure, messires, bredouillai-je, profondément troublée, je dois m’en aller remplir la mission que ma reine m’a confiée. Je n’ai que trop tardé.
Sur ses mots, je m’enfuis aussi rapidement que le permettaient mes jambes frémissantes.
Cette nuit-là, Jaufré ne put me rejoindre, Louis ayant suggéré que je dorme dans la chambre d’Aliénor pour éviter toute tentative d’évasion. Qu’aurais-je pu répondre à Jaufré après pareille demande ? Tout mon être brûlait de porter son nom, mais j’avais tant à accomplir encore avant de pouvoir accepter. Il était si patient ! Plusieurs fois déjà, Aliénor m’avait sermonnée, insistant elle aussi pour que j’épouse mon troubadour. On jasait cruellement sur notre relation, et la morale chrétienne, je le savais, désapprouvait qu’une femme non mariée se livre ainsi à un amant.
Après l’incident avec le basileus, le confesseur du roi avait même suggéré à celui-ci de me donner en mariage à un de ses vassaux le plus rapidement possible, car, si j’avais porté un enfant, nul n’aurait pu m’en tenir rigueur, alors que dans ma situation de célibataire…
Fort heureusement, il n’y avait pas eu de grossesse après ce viol, et j’avais éludé en affirmant que la période n’était pas propice. En fait, j’avais seulement l’avantage de savoir user du pouvoir des simples. Mais les plantes dont j’avais besoin pour me garder stérile s’épuisaient. J’avais pu renouveler mes réserves à Constantinople où s’échangeaient nombre d’épices et d’herbes venues des quatre coins du monde, mais ici, à Antioche, certaines me manquaient cruellement et je savais qu’avant longtemps j’en serais dépourvue. Je n’aurais plus alors d’autre recours que de compter les
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