Le lit d'Aliénor
pouvoir de Béatrice pour le garder en sa couche.
– Pour l’heure, oui, mais qu’adviendra-t-il lorsque nous serons de nouveau en France, murmura-t-elle en frissonnant. Louis désire tant un héritier… Et il est de mon devoir de reine de France de le lui donner.
– Chaque chose en son temps, ma douce. Chaque chose en son temps…
Je la berçai en caressant ses cheveux dorés dans lesquels s’accrochait la lumière qui entrait par la fenêtre ouverte. Antioche et son ciel d’azur, ses couleurs et ses parfums ! Comme je comprenais qu’elle veuille les faire siens après avoir connu la tristesse de la vieille Cité de France. D’une voix hachée par l’émotion, elle me demanda :
– Aide-moi, veux-tu ? Puisqu’il me faut partir… porte un billet pour moi à Raymond, qu’il sache que je ne lui en veux pas et que je le garde à jamais au fond de mon cœur.
Elle s’approcha d’un secrétaire et, saisissant une plume et un parchemin, inscrivit quelques phrases d’une main tremblante. Puis elle trempa une de ses bagues dans un bain de cire et cacheta le bref. Délicatement, elle y posa un baiser et me le tendit, le regard vide. Je l’embrassai affectueusement sur le front avant de sortir.
Raymond me reçut sans cérémonie, après qu’un serviteur noir comme de la suie m’eut conduit à lui dans la vaste salle du conseil. Je lui remis le parchemin, respectant le silence qui enveloppait la pièce tandis qu’il lisait. Son visage ne laissa rien paraître. Lui aussi s’était résigné, sans doute depuis le premier jour s’était-il inconsciemment préparé à cet instant où il lui faudrait renoncer à sa nièce une deuxième fois. Lorsqu’il releva le front, je m’enquis simplement :
– Voulez-vous que je lui transmette une réponse ?
– Dites-lui que je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais qu’elle, mais qu’elle a fait le bon choix en ne bravant pas son roi. Dites-lui encore…
Mais il se mordit la lèvre et se reprit :
– Non, rien. Ne lui dites rien. Il vaut mieux qu’elle me croie indifférent. Elle oubliera plus vite. Mais, je vous le demande, veillez sur elle, elle est si fragile…
Je hochai la tête, je m’inclinai légèrement et le laissai à sa solitude. En passant devant le majestueux miroir encadré d’ébène qui ornait tout un pan de mur du couloir, je m’arrêtai sur ma silhouette. Le reflet qui s’y dessina me glaça le sang : Une petite femme noiraude mordait à pleines dents dans un cœur palpitant ! Je me retournai, mais j’étais seule dans le corridor. Devant moi, à quelques pas, s’ouvrait une salle de musique d’où sortaient des rires et des chants. Je frissonnai de la tête aux pieds et regardai de nouveau dans le miroir. Mais cette fois, il ne me renvoya que l’image de ma face troublée et effrayée.
Quelle était cette vision ? Etait-elle un signe ou le pâle reflet du remords qui me rongeait l’âme ? Je me sentis brusquement désemparée et, réalisant que je n’avais pas vu Jaufré depuis l’aube, j’allongeai mon pas vers la musique.
Jaufré se trouvait là, assis sur un tabouret de bois avec son disciple Peyronnet, Panperd’hu et Bernard de Ventadour. Autour d’eux s’était formé un cercle de dames, assises sur de moelleux coussins à même le sol. On aurait dit un parterre de fleurs luxuriantes tant les robes éparpillées en corolle autour d’elles se mêlaient à merveille. Je restai un instant sur le seuil, appuyée au chambranle afin de reprendre un visage serein.
Au centre du cercle, un personnage vêtu d’une tunique cramoisie semblait recueillir toute l’attention des troubadours et de ces dames qui ne le quittaient pas des yeux. Son visage eût été beau s’il n’avait pas été grêlé de cicatrices qui laissaient supposer d’anciens et profonds boutons de petite vérole. L’homme avait une quarantaine d’années et parlait avec un accent propre aux gens de la contrée.
– J’assure n’avoir jamais vu de ma vie plus belle princesse, disait-il d’un ton enjoué. Elle possède des yeux aussi violets que ces iris venus des montagnes et une peau plus fine qu’un cendal. Quant à ses cheveux, noirs comme l’ébène, ils s’ornent de reflets d’un bleu comme personne n’en peut seulement rêver. Elle a une taille si fine que mes deux mains réunies pourraient en faire le tour. On jurerait que Notre Seigneur le créateur de toute chose a mis ici tout Son savoir et Sa passion pour
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