Le lit d'Aliénor
pouvait-elle savoir ? Comment pouvait-elle comprendre ? Je m’entendis répondre d’une voix désolée :
– Tout. Que sais-tu de l’amour ? Louis t’embroche mais ne t’aime pas.
Ses yeux s’écarquillèrent, tandis que sa bouche s’arrondissait en une moue songeuse. Pourtant, cela ne dura qu’un instant, car brusquement ce fut comme si un rayon de soleil venait de déchirer le papier huilé de la fenêtre. Aliénor avait éclaté d’un rire sonore. Elle repartit sur ce ton léger que j’adorais :
– Ai-je donc l’air d’une poularde pour mériter d’être embrochée ?
Ce fut à mon tour d’éclater de rire. Dieu que je l’aimais ! Je la rejoignis sur le lit et caressai du doigt ses lèvres fines.
– Donne-moi Jaufré ! Tu ne le regretteras pas. Je te le promets. J’ai besoin de sa présence.
Ses yeux se voilèrent de tristesse.
– Pour que tu ailles la nuit dans sa couche plutôt que dans la mienne, se plaignit-elle.
– Quelques nuits seulement.
– Pendant lesquelles je brûlerai d’envie de vous passer tous deux par l’épée.
Je l’embrassai sur le front. Ma petite reine avait mûri pendant mon absence, c’était incontestable. Mais pas encore assez pour avoir pleinement confiance en moi. Pour ce faire, je devais m’employer à la seconde partie de mon plan. Lui faire l’amour était un bon remède contre sa peur. Lentement je descendis mes lèvres sur sa bouche, sans m’y attarder toutefois, pas davantage qu’au long de son cou et à la naissance de sa gorge. Aliénor renversa la tête en arrière, le souffle court dans lequel se perdit un « oui » chargé d’espoir. Remontant vers son oreille, je murmurai pour clore la discussion :
– Et je suis sûre, moi, que tu n’y penseras même pas.
Sur cette promesse, je me levai pour moucher les chandelles, plongeant la pièce dans l’obscurité. J’ajoutai :
– Allonge-toi.
Elle obéit sans mot dire, le corps pantelant à l’idée d’un nouveau jeu. Je m’enveloppai dans un châle et me glissai dans l’antichambre. Denys m’y attendait, assis sur le lit qu’occupait d’ordinaire Camille, ma chambrière, reléguée pour l’heure à l’étage au-dessus, chez une de ses camarades. Le connétable avait troqué sa cotte de mailles contre un bliaud de laine et j’eus soudain la vision de ce jouvenceau charmeur qui m’était apparu pour la première fois à Châtellerault. Il se leva à mon approche, l’air interrogateur. On l’avait conduit ici sur mes ordres, sans qu’il sache la raison de ma requête. Son regard plongea dans mon décolleté que mon vêtement sommaire dissimulait à peine, et je pris conscience de l’indécence de ma tenue. Pour ne point lui laisser loisir d’extrapoler, je resserrai plus encore les pans du châle sur mon ventre et chuchotai :
– Je t’ai promis un jour de te montrer ma reconnaissance, pas mon corps.
Il sourit et répliqua :
– Ce serait offense de ne pas regarder.
– Garde-toi pour celle que tu aimes, le taquinai-je mystérieusement.
Denys connaissait les liens charnels qui m’unissaient à la reine, pourtant il me fixa sans comprendre.
– Que veux-tu dire, Loanna de Grimwald ?
– Ne le sais-tu donc pas ? Il est vrai que, chez le vicomte, on ne t’a point appris à écouter aux portes. Laisse-moi la rejoindre, puis entre. Je vous quitterai dès lors que tu seras en sa couche.
– Mais elle… bredouilla-t-il, en proie à une vive émotion qui colora ses joues d’un carmin brûlant.
– Ne t’inquiète pas. Aliénor est une chatte. Elle t’aime autant que tu l’aimes. Promets-moi seulement de rester fidèle à ta réputation. On m’a rapporté que tu étais un bon amant, je ne veux point que ma reine soit déçue.
Denys me lança un regard étrange fait à la fois d’admiration, de désir et de fascination. Il savait que je n’étais pas comme les autres, et, au fil des jours, nous devenions complices au-delà de ce qu’il imaginait possible entre une femme et un homme qui ne sont pas des amants. Il se demanda sans doute, cette nuit-là, jusqu’où je pouvais aller !
Il se contenta de bredouiller un merci que je feignis de ne pas entendre. Aliénor s’impatientait de mon absence, je le devinais au froissement des draps de l’autre côté. Soulevant de nouveau la tenture, je la rejoignis. Le plancher grinça sous mes pas, et un soupir me parvint. J’écartai délicatement les couvertures et, m’agenouillant
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