Le lit d'Aliénor
baron de Casteljaloux se battait bien, mais la carrure impressionnante de son adversaire faisait compter double chaque coup qu’il croisait contre son fer. Il se fatigua vite, ne réussissant, grâce à sa rapidité, qu’à feinter les coups mortels.
Un instant il trébucha, et le chevalier fut sur lui. Posant un pied sur le ventre palpitant, il pointa l’épée au-dessus de la gorge. Le roi se leva d’un bond.
– Il suffit, messire. Vous nous avez montré votre bravoure et votre talent.
Le paladin garda un instant la position, le buste tourné vers le roi, puis planta la lame à quelques centimètres du souffle du baron, arrachant un cri parmi les dames. Aliénor interpella l’inconnu :
– Approchez, messire.
L’homme s’approcha, désarmé. L’écharpe de soie blanche s’ornait de sang et de poussière. Il la détacha, le regard tourné vers le roi, noir sous le heaume noir. Sans un mot.
Aliénor se racla la gorge :
– Vous êtes le vainqueur de ce tournoi. Nous ferez-vous l’honneur de dire qui vous êtes ? Un chevalier tel que vous se doit de rester dans les mémoires.
L’homme releva son heaume, et Aliénor reconnut les yeux de braise.
– Vous ! hoqueta-t-elle.
Louis l’interrogea du regard, mais l’homme se présenta lui-même.
– Guy de Verdeuil, vicomte de Thouars, pour vous servir, duchesse.
Louis frémit :
– Il me semblait, messire, que vous aviez refusé notre invitation. Je suis ravi de voir qu’il n’en est rien. Encore que j’eusse préféré découvrir plus tôt votre véritable bannière.
Arrogant, Guy de Verdeuil tendit l’écharpe à Louis, un rictus de haine barrant ses traits durs.
– La voici, messire ! J’ai défendu les couleurs de l’Aquitaine au nom des miens.
Louis s’étrangla. Aliénor, livide, se retint de glisser vers l’asile confortable du fauteuil. L’insulte était de taille. Le roi se força pourtant à sourire.
– Soit. Nous ferez-vous l’honneur, messire, de séjourner chez nous ?
Pour toute réponse, le vicomte s’inclina devant Aliénor, puis, le regard fier dans celui de Louis, lui cracha au visage. Suger bondit. Il lui suffit d’un signe que je devinai. Aussitôt, l’homme se retrouva cerné de soldats. Il éclata d’un rire féroce et se laissa emmener.
L’incident ne resta pas sans suite, la colère grondait, les vassaux d’Aliénor voyaient en l’arrestation du vicomte de Thouars une atteinte à leurs droits. La querelle éclata entre ses partisans et ceux qui condamnaient son attitude. Aliénor refusait encore d’intervenir, se contentant d’exiger de Louis la libération du vicomte. Mais Louis ne l’entendait pas ainsi.
Or il fallait agir. Je le fis. Il était nécessaire d’écarter le roi de la cour quelque temps, nécessaire de reprendre en main l’Aquitaine et de vaincre Suger dans l’importance qu’il prenait chaque jour. Aliénor céda à mes suppliques, se laissa guider et accepta que Louis mate la révolte. Quelques semaines plus tard, il partait pour Poitiers avec l’ost royal et Suger regagnait l’abbaye de Saint-Denis où il projetait la construction d’une abbatiale grandiose. Privée de son fils et d’une quelconque autorité, Adélaïde de Savoie se retira une fois de plus sur ses terres.
Avec le dégel, j’avais reçu des nouvelles de Blaye. Là-bas aussi l’hiver avait été rigoureux. De gros glaçons flottaient sur l’estey et nombre de canaux avaient gelé. Les pauvres gens qui vivaient sur les richesses de la Comtau avaient eu maigre pitance et, plus encore que les hivers précédents, enfants en bas âge et vieillards étaient morts de faim et de froid. Jaufré avait agi de son mieux, ouvrant les portes du château, distribuant pain et nourriture. L’ampleur de sa tâche ne lui avait laissé que peu de temps pour m’écrire. De plus, beaucoup de chemins étaient devenus impraticables. A la neige et au froid avaient succédé de véritables déluges de grêle et de pluie. Personne n’avait pu circuler. Ni homme, ni bête, ni courrier.
Il avait pensé à moi autant que j’avais pensé à lui et sans doute même davantage.
À présent que je serrais entre mes mains le parchemin à l’odeur de lys, un manque aigu me déchirait le ventre. Que n’aurais-je donné en cet instant pour ses mains sur mes seins, mes hanches, et sa chair dans la mienne. Je dus m’appuyer au mur pour ne pas vaciller de désir et de douleur à la fois. Je n’en pouvais plus soudain de
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