Le lit d'Aliénor
triste et la tête basse ;
Et ni chants ni fleurs d’aubépine ne me plaisent plus que l’hiver gelé…
Mais je ne sais quand je la verrai, car nos pays sont trop lointains ;
Il y a tant de passages et de chemins que je n’ose rien prédire. Qu’il en soit donc comme il plaira à Dieu !
Jamais je n’aurai plaisir d’amour si je ne jouis de cet amour lointain ;
Car je ne connais nulle part, ni voisine ni lointaine,
Femme qui soit plus gente et meilleure…
Il dit vrai celui qui m’appelle avide et désireux d’amour lointain ; Car nulle autre joie ne me plaît davantage que de jouir de l’amour lointain.
Mais à mes désirs il est fait obstacle,
Car mon parrain m’a condamné à aimer sans être aimé.
Mais à mes désirs il est fait obstacle.
Maudit soit donc le parrain qui m’a voué à ne pas être aimé. »
Jamais encore je ne l’avais entendu chanter de cette façon. Avec une telle souffrance. Mes jambes se dérobèrent quand j’eus envie de dévaler l’escalier et de le rejoindre. Je m’écroulai à quelques pas de la porte. Ensuite, ce ne fut qu’un trou noir.
Des coups sourds et répétés, entremêlés d’accents inquiets, me tirèrent de mon engourdissement. Un soleil radieux caressait mon visage, et il me fallut quelques instants pour prendre conscience que je me trouvais par terre.
– Damoiselle de Grimwald, est-ce que tout va bien ? insistait une voix derrière le pan de bois.
– Je viens, parvins-je à articuler d’une voix pâteuse.
J’étais courbatue, mais je me redressai et ouvris la porte. Je ne me souvenais même pas de l’avoir barrée la veille. Camille, ma chambrière, me regarda comme si je sortais d’un tombeau.
– Entre, lui dis-je avec difficulté en reconnaissant sa frimousse.
Elle examina d’un œil inquiet mes vêtements froissés.
– J’ai eu un malaise sans doute. La chaleur…
– Voulez-vous que j’appelle un apothicaire ?
– Sûrement pas. Et je t’interdis d’en souffler mot à quiconque. Y compris à qui tu sais. Est-il tard ?
Camille soupira bruyamment pour montrer sa désapprobation. Elle avait suivi mes états d’âme comme des raz de marée depuis ma première arrivée en Aquitaine. Elle avait vécu mes rires ici autrefois. Et mes souffrances depuis. Je savais qu’elle n’était pas dupe. Sans doute avait-elle entendu comme moi la chanson de Jaufré. Elle n’en parla pas pourtant, se contentant de répondre :
– Vous appareillez dans moins d’une heure. Je n’osais pour ma part venir vous déranger avant que vous m’ayez réclamée, mais l’on s’est inquiété de ne pas vous voir descendre. La reine a déjà pris son matinel, et l’on charge le bateau.
– Aide-moi, ordonnai-je.
Cette nouvelle m’avait fait l’effet d’un coup de fouet. J’eus envie de lui demander qui s’était enquis de mon absence, mais je préférai m’abstenir. Il valait mieux que je n’en sache rien. Elle dénoua les lacets de ma robe. Quelques longues minutes plus tard, parée et coiffée, je descendais l’escalier. Un écuyer m’attendait dans la cour, tenant en bride Granoë fraîche et dispose. À l’instant où je posais le pied sur l’étrier, mon regard accrocha une fenêtre qui me faisait face. Jaufré s’y encadrait. Je manquai défaillir mais, emportée par le mouvement, je me retrouvai en selle sans savoir comment. Effrayée par la maigreur squelettique du visage, je talonnai ma jument, me persuadant que ce n’était que le fruit de mon imagination. D’ailleurs, il était trop tard. Bien trop tard.
Je retrouvai Bordeaux avec plaisir. Poitiers était une ville agréable mais le palais des ducs d’Aquitaine était trop grand et, à mon goût, trop riche. À l’Ombrière, je me sentais davantage chez moi. Sous ma fenêtre, la cour était de nouveau envahie d’herbes folles.
– Pourquoi ne prendrais-tu pas la chambre attenante à la mienne, ainsi il te serait plus facile de me rejoindre.
– J’ai besoin de solitude, Aliénor. J’aime cet endroit.
– J’ai parfois du mal à te comprendre, mais fais comme tu voudras. Dès demain, nous convoquerons les troubadours. Il y a un montreur d’ours dans la ville. Par sa bouche, la nouvelle de notre séjour ira vite. Tu n’auras pas le temps de t’ennuyer.
– Je ne m’ennuie jamais.
– Tu languis et c’est bien pire.
Je haussai les épaules, faisant rouler des dés sur le velours.
– Six ! J’ai gagné.
– Tu gagnes
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