Le lit d'Aliénor
toujours. À croire que quelque magie te soutient.
– Va savoir ! souris-je tristement.
– Que t’arrive-t-il, Loanna ? Tu n’as pas dit un mot de toute la traversée ! Je te croyais aussi excitée que moi de revoir Bordeaux. Trois ans déjà ! (Elle soupira.) Que s’est-il passé cette nuit à Blaye qui t’ait bouleversée à ce point ?
Elle posa avec tendresse une main sur la mienne, soucieuse. Je n’avais pas bonne mine, je le savais pour avoir croisé mon reflet dans un miroir. Le jardin embaumait autour de la tonnelle croulant sous le lierre et les roses trémières, nous apportant quelque fraîcheur.
– Il ne s’est rien passé. Je ne l’ai pas même vu.
– Si ce n’avait été pour toi, je l’aurais fait amener et fouetter. N’importe lequel de mes vassaux serait venu me saluer et m’accueillir.
– Tu sais que c’est ma faute. Ne la rejette pas sur lui. Il t’est plus fidèle qu’aucun autre.
– Mais il ne m’aime pas, Loanna. Je sais même qu’il me hait profondément. Et cependant je ne parviens pas à lui en vouloir. C’est à toi que j’en veux.
Je redressai la tête, surprise :
– A moi ? Pourquoi donc ? Que t’ai-je fait ?
– Tu l’aimes comme jamais je ne pourrai aimer.
– Et alors ? C’est à tes côtés que je suis et non aux siens.
– C’est pour cette raison que je t’en veux.
Je la regardai sans comprendre. Aliénor recula sur le dossier de sa chaise et laissa tomber :
– Tu es présente chaque jour, il est vrai, mais ton âme est ailleurs.
– J’ai fait mon choix. Tu as tort.
– Je me sens coupable de t’avoir imposé ce choix qui te ronge.
– Tu ne m’as rien imposé.
– Si. Nous le savons toutes deux. J’ignore pour quelle véritable raison tu t’obstines à demeurer à mes côtés, mais je devine que ce n’est pas seulement par amour pour moi, Loanna. Ce que tu ressens pour lui est bien trop fort pour admettre de le perdre. Or, tu me l’imposes en te l’imposant à toi-même.
– Tu as raison, soupirai-je. Quelque chose de plus me retient à tes côtés.
Je laissai planer un silence qui fit écarquiller ses yeux de curiosité, puis lançai, malicieuse :
– Ton méchant petit caractère dont je ne pourrais me passer quoi qu’il arrive.
– Ne plaisante pas ! gronda-t-elle.
– Je ne plaisante pas, Aliénor ! Plus que Jaufré, c’est le pouvoir que j’aime et tu es le pouvoir. Déjouer les pièges qui se trament autour de toi, me servir des ragots pour affaiblir tes ennemis et faire de tes caprices des travers de grande souveraine, voilà ce dont j’ai besoin. Que ferais-je de mes journées, mariée à Jaufré ? Broder ou filer ? Chevaucher ses terres ? Chanter peut-être ? Une mandore à la main pour le suivre quand il serait en route, à moins que je ne retrousse jupon pour danser sur quelque table. Ce qui ne serait pas digne de l’épouse d’un seigneur, tu en conviens. Je devrais me contenter de l’attendre en tranchant quelques querelles de manants. En somme, rien de plus que je ne fais déjà. À la différence qu’à tes côtés je suis utile à ma reine. La raison doit l’emporter sur l’amour.
– Aliénor !
Le cri de joie nous fit lever la tête. Pernelle s’avançait dans l’allée bordée de roses, devancée par un ventre gonflé telle une outre. Si elle n’avait été aussi embarrassée, elle aurait couru vers sa sœur. Aliénor se leva et l’accueillit tendrement. La petite avait des yeux pétillants de bonheur. Elle était décoiffée et ses joues rebondies étaient écarlates tant elle avait monté vite les marches.
– Pernelle, Pernelle, que te voilà belle, fredonna la reine en posant avec plaisir ses pleines mains sur le gros ventre. Bouge-t-il bien ?
– Oui, fréquemment. Jusqu’à faire de petites bosses dans ma peau.
– J’en suis heureuse, ma chère sœur. Mais d’où viens-tu donc alors que la nuit s’avance ?
– De Belin ! annonça Pernelle en se laissant glisser sur une balancelle.
– De Belin ! répéta Aliénor, effarée. Dans ton état ? Mais es-tu donc folle, ma petite ?
Pernelle partit d’un rire frais.
– Cesse donc, Aliénor, je ne craignais rien. Raoul m’avait installée dans une voiture bien confortable et nous avons fait des étapes.
– Tout de même, ce n’est pas prudent.
– Fi ! Dites-lui, damoiselle Loanna.
– Elle a raison, Aliénor. Elle est presque à terme et de santé robuste. Et puis
Weitere Kostenlose Bücher