Le lit d'Aliénor
Aliénor avait écrit à Jaufré. Elle ne tenait pas à être reçue autrement que dans la plus grande simplicité et fut ravie de voir que tel était le cas.
La cour s’était scindée en deux parties fort inégales. Nombre de personnes avaient jugé prudent, étant donné la situation, de ne prendre parti ni pour le roi ni pour la reine et passaient l’été dans leur province. Louis restait à Saint-Denis dans une cellule aménagée à son intention depuis déjà quelques semaines. Pour ne pas avoir à le quitter, Béatrice s’était installée au couvent qui attenait à l’ancienne abbatiale, aidant les sœurs chargées de soulager les maux des ouvriers du chantier et de leur porter à boire à plusieurs reprises dans la journée. Bien évidemment, Louis constituait son principal intérêt. D’autant plus qu’elle avait remarqué combien souvent il la cherchait du regard lorsqu’elle tardait à s’affairer dans sa direction.
Quelques fidèles du roi, dont Thierry Galeran, qui espérait toujours malgré son grand âge regagner les faveurs du souverain, demeurèrent au palais de la Cité, pour tenir le roi informé des mouvements dans le royaume. En fait, ils ne voyaient que Suger.
Le reste, soit tout au plus une trentaine de personnes en comptant les pages et les écuyers, se rendit à Poitiers où nous passâmes quelques jours et s’annonçait ce jourd’hui à Blaye pour gagner Bordeaux par le fleuve.
Nous traversâmes la ville haute, elle me sembla triste. Les maisons au pied des remparts avaient été reconstruites depuis le dernier siège, et peu de choses en somme avaient changé en six années. Mais moi, je l’étais.
J’avais quitté Blaye le cœur serré, avec des souvenirs accrochés à mes jupons tels de petits démons malicieux. Je les avais combattus de toutes mes forces, pourtant, ce tantôt, ils me distillaient un froid glacial dans les veines. J’avais passé ma journée à redouter le moment où je croiserais son regard, où je devrais partager son pain. Aussi m’étais-je sentie soulagée qu’il ne fût pas là, prenant le risque de déplaire à sa souveraine.
On nous conduisit avec beaucoup d’égards dans la salle à manger où le couvert était dressé. Il y avait des bouquets de roses partout, sur les buffets, dans les recoins et les niches, en chemin de table. Jau-fré n’avait pas failli à son bon goût, mais ils m’enivraient d’un souvenir qui me brûlait.
Un jeune garçon d’une quinzaine d’années s’inclina devant nous sitôt que nous fûmes installées. Une cithare l’attendait, qu’il pinça mélodieusement. Il avait une voix fine, un peu nasillarde. Aliénor eut un mouvement d’humeur. Elle allait s’impatienter, réclamer notre hôte. Discrètement mais fermement je retins son geste, lui glissant à l’oreille :
– N’en fais rien, je t’en prie. Oublie le protocole. Oublie que nous sommes là.
J’avais la gorge nouée. Je n’aurais pu supporter sa présence, sa voix, sa souffrance. Sa rage s’évapora.
– Pardon, murmura-t-elle.
Nous nous contentâmes de ce semblant de troubadour. Pour ma part, je ne pus rien avaler, les yeux rivés malgré moi sur la porte, redoutant et espérant à la fois voir sa silhouette s’y encadrer.
Mais Jaufré ne parut pas.
Le souper fort copieux achevé, on nous guida jusqu’à nos chambres et je ne fus pas surprise de retrouver le chemin de la mienne.
Elle était telle que je l’avais laissée. Avec son bassin d’eau de mélisse, ses flacons ouvragés et un damier de lys et de clématites sur le parterre.
Lorsque le page referma la porte derrière moi, après avoir allumé les chandelles, je tombai sur le lit, pleurant toutes les larmes que j’avais retenues depuis que je l’avais chassé.
J’avais dû m’assoupir, épuisée par trop de tension. C’est sa voix qui m’éveilla. Elle venait du dehors. La fenêtre était restée ouverte, et la lune éclairait le fleuve d’un reflet miroitant.
Jaufré se découpait de dos en contre-jour, assis au bord de la falaise ; je reçus sa chanson comme un coup de dague en plein ventre.
Lanquan li jorn son lonc en mai
M’es belhs dous chans d’auzèlhs de lonh,
E quan me sui partitz de lai
Remembra’m d’un’amor de lonh …
« Lorsque les jours sont longs en mai,
Il m’est doux le chant des oiseaux lointains,
Et quand je suis parti de là-bas,
J’emportais le souvenir d’un amour lointain :
Je vais alors pensif,
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