Le lit d'Aliénor
passa à mettre au point une stratégie. La rumeur se chargerait d’informer le roi de l’adultère de son épouse, il s’agissait de ne pas lui donner matière à vérifier ces dires.
Partis tôt le matin de Bordeaux, nous ne fîmes qu’une brève étape à Blaye, le temps de décharger les malles et d’en couvrir les mulets. Aliénor voulait gagner Châtellerault à la nuit, et Denys tenait à présenter à son père celle qui ne le quittait plus : Marjolaine de Monfort. Je ne vis pas davantage Jaufré qu’à l’aller.
À Châtellerault, le vieux comte nous reçut les bras ouverts. Il y avait fort longtemps qu’il n’avait eu le plaisir de recevoir la duchesse en son domaine. Il était vrai que nous n’étions allés en Aquitaine que trois fois au cours des six dernières années et que les visites chez les vassaux d’Aliénor avaient souvent été motivées par des raisons d’État. Chez certains, il était bon de faire peser l’autorité ducale. Chez d’autres, comme là, la fidélité se passait de sermon.
Loriane était morte de langueur l’hiver précédent. Denys en avait éprouvé un réel chagrin. Il l’avait aimée comme une mère sans pouvoir le lui dire, sans pouvoir le lui prouver. Elle ne lui en avait jamais donné le droit. Son père l’accueillit, les larmes aux yeux, et les deux hommes s’étreignirent avec la même émotion.
Ses fils aînés s’étaient mariés, et le vieil homme sentait grandir en eux la rancœur qu’ils lui portaient. Pas davantage que son épouse, ils ne lui pardonnaient l’existence de Denys. Cette faute qu’il avait commise en l’élevant au milieu des siens était pour eux la véritable raison de la folie de leur mère. Ils venaient rarement et, chaque fois, quelques remarques incisives fusaient.
Denys et son père parlèrent longuement. Nul ne sut ce qu’ils se dirent, mais Denys nous annonça que le vicomte l’accompagnerait auprès du baron de Monfort, le père de Marjolaine. Le connétable de la reine avait gagné les terres d’un petit baron lors d’un tournoi l’année dernière. Il n’était plus depuis un moins que rien sans fortune, sans titre, sans situation. À l’issue des joutes qu’il avait remportées devant les plus grands, le roi l’avait fait chevalier. En accompagnant son fils, le vicomte tenait à montrer qu’il avait aussi un père qui l’aimait.
Denys voulait épouser Marjolaine, qui l’idolâtrait. Elle n’était pas jolie, elle était plus que cela. Il émanait d’elle une douceur telle qu’à chacun de ses gestes on eût dit qu’un souffle de mai survolait l’espace. Elle riait de tout en dissimulant derrière ses longues mains blanches des dents comme deux rangées de perles étincelantes. Et, s’il se trouvait que Denys effleure son visage d’un doigt mutin, elle rougissait en levant vers lui de grands yeux noirs émerveillés. Ce que j’aimais le plus chez elle, au-delà de tout cela, était sa franchise et son intelligence qu’elle avait fine et modeste. Marjolaine ne trichait, ne raillait, n’enviait pas. Marjolaine était simplement elle-même. Denys ne pouvait espérer meilleure épouse. L’amie qu’elle était devenue avait feint de comprendre pour mieux les accepter les liens qui m’unissaient à son amant. Elle m’aimait sincèrement, comme une sœur. Il n’y avait pas de malice chez elle. Et c’était si rare et si précieux que je n’aurais pour rien au monde voulu gâcher leur complicité. Je les aimais tous deux éperdument, sachant bien au fond de mon cœur que si, Jaufré n’avait pas existé, c’est à Denys que j’aurais offert mon âme. Marjolaine valait mieux que moi.
Il fut décidé au cours de cette soirée que père et fils partiraient dès le lendemain pour demander la main de Marjolaine. Aliénor avait donné sa bénédiction et promis aux épousés des présents dignes de la confiance et de l’affection qu’elle éprouvait envers son connétable.
Nous laissâmes Marjolaine et Denys derrière nous, avec l’assurance qu’ils ne tarderaient point à nous rejoindre. La reine avait besoin de son protecteur et moi d’un ami sûr, le seul sur qui je puisse véritablement compter.
– Trois jours, trois jours que j’arpente les pavés de ce satané palais et il n’est pas même venu me saluer ! S’il ne s’annonce pas avant ce soir, je jure devant Dieu que j’ébranlerai les portes de l’abbatiale avec ma garde !
Aliénor était en rage. Il
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