Le lit d'Aliénor

s’était consolé depuis le printemps dernier et s’affichait très souvent avec une cousine de Sibylle d’Anjou qui avait pour prénom Marjolaine. Ses confidences me disaient que pour la première fois et loin de ce qu’il avait cru être de l’amour, Denys était touché au cœur.
    Les troubadours, Panperd’hu le premier, se seraient bien volontiers proposés pour combler l’ardeur de la jeune reine dont ils chantaient la vingtaine superbe, mais aucun ne lui plaisait vraiment. Et puis il y avait au-dessus de sa couronne cette sanction qu’elle croyait divine. Le trône n’avait toujours pas d’héritier et, si le roi s’obstinait à bouder sa couche, elle imaginait mal pouvoir lui en donner un.
    – Sais-tu ce que l’on rapporte ? me demanda-t-elle, le regard perdu dans les peintures du plafond. Il se flagelle lui-même jusqu’au sang. Cela fait plusieurs fois qu’on le trouve gisant au pied de la croix, le corps abîmé de stries violacées et suintantes. Je ne sais plus que faire, Loanna. Il refuse de me voir. Ce matin, je me suis rendue à Saint-Denis pour lui faire entendre raison, Suger m’a barré le passage. Il prétend que le roi purge son âme et qu’il convient de le laisser expier tant qu’il le jugera nécessaire ; que ma présence ne peut que lui faire mal. As-tu jamais entendu pareille stupidité ? Je suis la reine, que je sache !
    – Une reine qui a bravé l’Église, ne l’oublie pas.
    – Pernelle le méritait.
    – Je sais, ma douce.
    Je m’allongeai à ses côtés, et elle vint nicher son visage dans le creux de mon épaule.
    – Je l’envie, tu sais, d’aimer à ce point. Pour rien au monde je n’aurais voulu qu’elle soit contrainte comme moi à un destin qu’elle n’aurait pas choisi. Ce que Louis est devenu me fait horreur, quand j’ai tenu dans mes bras un être qui s’éveillait enfin à la superbe et à l’honneur. Je l’ai cru changé.
    – On ne change pas un prêtre.
    – Je m’en aperçois trop tard.
    – Il n’est jamais trop tard.
    – Je vais avoir vingt et un ans, Loanna ; notre union est stérile et nous sommes indifférents l’un à l’autre.
    – Vous n’êtes pas indifférents. Louis t’écœure, et tu lui fais peur. Tout n’est pas perdu. L’amour renaît parfois de bien moins.
    – Je ne sais plus que penser.
    – Retourner à Bordeaux t’y aidera.
    – Il n’y viendra pas. Béatrice non plus. Cette petite garce se plaît en prière. A croire qu’il reporte sur elle toute la béatification du monde. Et Suger ferme les yeux quand leur promiscuité seule me bafoue.
    – Laisse donc tout cela derrière toi. L’île de la Cité devient étouffante et d’une puanteur extrême. Reviens chez toi. Tu y verras plus clair, je te l’assure. Louis ne te trompera pas. Il expie trop de fautes pour ajouter celle-là à son chapelet, et Béatrice n’aura jamais ton charisme. Les bruits de cour vont et viennent. À l’automne, il n’y paraîtra plus.
    – Je voudrais pouvoir te croire.
    Elle soupira de nouveau. Je passai une main tendre dans ses cheveux, laissant planer un silence qui suivait le fil de ses pensées.
    – Nous passerons par Blaye, murmura-t-elle d’une voix ennuyée.
    Ma gorge se serra.
    – Je sais.
    – Il te manque, n’est-ce pas ?
    Je ne trouvai pas la force de répondre. Bien que je m’en défendisse, un rien réveillait la douleur au creux de moi, un accord de cithare ou de mandore, un parfum de lys qui montait des jardins, le bleu d’un regard, ou quelque accent qui sentait le Sud. Il vivait en moi telle une flamme insoumise, mais aucun homme depuis notre dernière nuit n’avait pénétré mon ventre. Cela faisait plus de deux années. J’avais eu tant à faire depuis !
    – Tu pourrais y séjourner quelques jours si tu voulais, insista-t-elle.
    – À quoi bon, Aliénor ? C’est toi qui avais raison. L’amour n’est que douleur, et je refuse d’être la sienne. De toute façon il est trop tard. Trop de temps a passé sur nos peines.
    – Tu souffres ?
    – Non, mentis-je.
    – Je t’aime, Loanna de Grimwald.
    Je ne cherchai pas à détourner mon regard du sien ; avec moi seule, elle était sincère, et je m’en voulus de ne pouvoir l’être aussi.
    Au fond de son iris dansait un visage qui pleurait. Le mien.
     
    – Messire le comte de Blaye est souffrant, il m’a chargé de vous souhaiter la bienvenue.
    L’abbé nous attendait aux portes de Blaye avec sa délégation.