Le lit d'Aliénor
me moquai :
– Voyez-vous ça ! Tu lui reprochais hier d’être un moine, voilà maintenant que tu rêves d’un saint… Tu risques l’enfer pour une telle perversion.
Elle bouda :
– Ne te moque pas. Louis est mon époux.
– Je ne me moque pas. Il est temps, je crois, de montrer à Louis que tu es son alliée, repentante et fidèle.
– Il faudrait un miracle.
– Bernard de Clairvaux en est un.
– Soit. Et ensuite ?
– Demande-lui un enfant.
– Il faudrait que Louis me touche.
– Plains-toi qu’il préfère le chapelet et insinue qu’un mariage que l’on ne consomme pas peut être annulé.
– Mais je ne veux pas me défaire de Louis !
– Non, pas encore…, ironisai-je.
– Jamais ! argua-t-elle en redressant la tête.
Cela m’amusa :
– Demande un enfant contre ton amendement. Suggère à ce saint homme que, pour obtenir le pardon de Dieu, tu es prête à tout, même à prendre la croix.
Aliénor blêmit. Elle bafouilla :
– Une croisade ? Tu as perdu la raison ?
– Que nenni. L’idée fera son chemin et, avant qu’il soit longtemps, Bernard de Clairvaux la fera sienne. Il vaut mieux que nos ennemis guerroient en terre lointaine que sous nos fenêtres. Et puis quoi ? Préfères-tu que ton cher époux finisse dans un monastère ou comme un chevalier, l’épée à la main et le teint bruni par le soleil ?
Je vis un large sourire éclairer son visage tandis que défilait devant ses yeux l’image du roi tel qu’elle le rêvait.
Elle s’avança vers moi et plaqua un tendre baiser sur mes lèvres, emprisonnant mon visage à pleines mains :
– Je t’adore, décidément, Loanna de Grimwald.
– Je vous aime aussi, ma reine.
Suger était aux anges, en ce jour du 11 juin 1144. Les fêtes de la dédicace du chœur de l’abbatiale venaient d’être proclamées ouvertes et en même temps qu’elles la foire du Lendit. Autant dire que tous les grands du royaume ou presque s’y pressaient. Depuis des siècles, la foire attirait la foule des provinces et pays les plus éloignés, qui y commerçaient. Aliénor avait fait preuve d’une ardeur infatigable et préparé au côté du roi ce que lui-même considérait comme l’événement du siècle. Et cela en était un : jamais en aucun endroit de France et d’Europe on n’avait pu voir pareil bâtiment. Tous y avaient contribué, du plus noble au plus faible, du plus respectueux au moins pieux.
Il avait été décidé que l’on partirait du palais, Suger et le roi en tête d’un cortège rassemblant plus d’un millier de personnes. Une fois encore, on ne voyait que Louis. Dans une magnificence d’étoffes, de bijoux, tant chez les grands que chez les ecclésiastiques, Louis portait avec simplicité une bure de serge beige et une croix de bois passée en pendentif sur une corde de lin. Suger avait eu beau insister, rien n’y fit. Plus que jamais, Louis souhaitait faire allégeance et réclama de porter le flambeau.
Les gens d’armes durent s’interposer à plusieurs reprises pour écarter la foule qui s’entassait à l’étouffement sur chaque bord du chemin. Tous voulaient voir le roi avant de suivre le cortège.
On se mit en selle pour traverser les marais, au pas, sur l’étroite voie. Il y avait des cris, des rires, des chants. Aliénor souriait, Suger souriait, Béatrice souriait, la foule souriait. Seul Louis regardait droit devant lui vers la dentelle de pierre, à en avoir les yeux rougis. Arrivé sur le petit tertre de la Montjoie, Suger prononça quelques mots avant de bénir la marée humaine qui colorait la colline.
Trois croix étaient plantées au bord du chemin, à l’endroit où les martyrs Denis, Éleuthère et Rustique avaient été décapités. Devant chacune d’elles attendait un énorme cierge. Louis les alluma en silence. On entendit des murmures dans la foule. Je perçus même cet échange curieux entre deux badauds :
– C’est qui donc le prélat qui rend hommage à saint Denis ?
– C’est le roi, eh, benêt !
– En v’là-ti une drôle d’allure pour un roi ! J’suis même mieux couvert que lui !
Quelque troubadour nous suivant en pinçant son instrument dut entendre lui aussi, car il ne fallut que quelques jours pour que nous retrouvions cette remarque dans une chanson.
On arriva enfin devant l’imposante basilique. Le roi, qui seul allait à pied devant les palefrois, s’arrêta et tous les grands mirent pied à terre. Des moines
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