Le livre des ombres
n'était pas un charlatan, il ne s'amusait pas à jouer des mauvais tours. Il pouvait emplir une demeure d'impalpables ténèbres, et dans son temple personnel, il avait fait surgir, au moins dans sa tête, toutes sortes d'esprits effrayants : démons impressionnants à corps de cheval et visage humain, dents de lion et cheveux semblables à des serpents grouillants, avec de fines couronnes d'or, et de cruelles cuirasses hérissées de pointes. Tenebrae passa la langue sur ses dents de plus en plus noires. L'archevêque de Toulouse n'avait-il pas assuré qu'autour de tous les grands mages se rassemblaient les démons ?
Mille à droite, dix mille à gauche. Et le même prélat avait admis que plus de cent trente-trois millions d'anges étaient tombés du ciel avec
Lucifer. Tenebrae abaissa les paupières et lentement commença à psalmodier ses louanges à ces seigneurs cachés de l'ombre. Il referma le grimoire, et, le soulevant, le caressa avec soin.
Demain, il aurait du travail. Les pèlerins se presseraient en foule à la cathédrale, mais d'autres viendraient le consulter en secret. Tout était prêt : devant la grande table, le tabouret où s'assoiraient ses visiteurs, et derrière, son propre siège semblable à un trône. Tenebrae jetterait les dés et écarterait les voiles de l'avenir : pour cela, ses clients le paieraient en bon or. Certains, les plus importants, donneraient même davantage parce que Tenebrae n'était pas un imbécile. Dans l'Église, il y avait ceux haut placés qui auraient aimé qu'on enquête sur lui, qu'on l'arrête et qu'on le juge pour sorcellerie. Tenebrae eut un sourire grinçant; ils ne l'osaient pas. Le mage avait découvert que les puissants ont deux faiblesses : leurs ambitions pour le futur, et leurs secrets du passé. Ces derniers, Tenebrae les avait toujours trouvés très utiles. Il disposait d'un réseau d'amis et de connaissances, cancaniers, parasites, qui lui rapportaient les ragots de la Cour et du Grand Conseil. Tenebrae les écoutait avec attention, absorbé dans telle lettre ou tel manuscrit, reniflant comme un bon chien de chasse jusqu'à ce que sortent les morceaux les plus juteux et les plus scandaleux. Le mage les engrangeait alors dans sa mémoire prodigieuse jusqu'à ce qu'il en ait besoin, pour se protéger, ou pour obtenir de plus grands profits.
En vérité, ce matin, le sacrifice de Tenebrae était un remerciement pour les années qui lui avaient été favorables. La guerre civile entre les York et les Lancastre avait mis au grand jour beaucoup de secrets et de scandales. Maintenant que la maison d'York était en position de force, avec Edouard IV
aux cheveux d'or sur le trône à Westminster, de nombreux nobles et marchands voulaient âprement dissimuler quel parti ils avaient soutenu durant les récentes hostilités. Il y avait aussi des prêtres et des évêques qui, par désir d'avancement, avaient rompu leurs vœux et abandonné leur vie de sainteté pour surpasser un rival. Et il y avait des serviteurs qui avaient trahi leurs maîtres, et de nobles dames qui avaient trompé leur mari.
Tenebrae avait écouté, triant toutes ces informations comme un bon apothicaire l'aurait fait avec des herbes et des potions. Le mage pinça les lèvres, satisfait. Et maintenant qui pouvait lui nuire? Même Elisabeth Woodville, l'épouse d'Edouard IV, le consultait. Elle en avait appelé à ses pouvoirs pour parvenir à ses fins. En offrant son corps laiteux et satiné au roi, elle le tenait la nuit, et pouvait ainsi contrôler la couronne d'Angleterre. En l'aidant, Tenebrae en avait découvert bien davantage sur Elisabeth Woodville et son mari.
Le mage se dressa, et son corps massif oscilla tandis que, comme un prêtre avec son bréviaire, il serrait le grimoire sur sa poitrine. Ce n'était pas seulement un Livre des ombres, mais aussi le gardien de secrets. Poussant du pied la coupe d'or, le mage abaissa son regard sur le liquide épais, rouge sombre, qui s'y figeait. Il débarrasserait la salle, et, ce soir, romprait son jeûne avec un cygne rôti, une carpe en sauce épicée, et quelques gobelets de vin. Demain il reviendrait ici avec ses visiteurs, ouvrirait le Livre des ombres, et prédirait l'avenir, faisant au passé des allusions qui lui rapporteraient de l'or.
Élisabeth Woodville, reine d'Angleterre, se reposait dans le jardin de plaisance que son époux le roi avait aménagé spécialement pour elle, à l'abri d'une petite colline qui descendait du
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