Le livre des ombres
Il vit le vide profond sous lui, et le souvenir du visage tordu de la Sempler et de ses malédictions sifflantes lui revint. Et puis Peter Talbot tomba, son corps tourna et se cambra, sa tête et son cou heurtèrent la balustrade de l'escalier, et il s'écrasa sur le dallage de pierre, crâne de guingois, nuque complètement brisée.
CHAPITRE PREMIER
Kathryn Swinbrooke, médecin et apothicaire de la cité royale de Cantorbéry, avait bien commencé la journée. Elle s'était levée juste après l'aube, s'était frotté le corps avec une éponge et du savon de Castille, puis s'était habillée rapidement, enfilant sur son jupon une robe de tous les jours en futaine brune. A présent, elle disposait sur sa tête une guimpe blanche, prenant soin de dissimuler les quelques fils grisonnants à ses tempes. Elle détailla ensuite son visage dans le morceau d'acier poli qui lui servait de miroir.
« Les yeux et le visage en disent long sur le corps, Kathryn; ils sont révélateurs des humeurs, de l'état d'esprit. Peut-être même laissent-ils entrevoir l'âme. »
Kathryn n'avait pas oublié les manières bienveillantes de son père défunt. Médecin de renom, il citait sans relâche les axiomes et aphorismes médicaux qu'il avait appris.
Elle scruta le miroir. Colum avait dit qu'elle avait le teint velouté.
— Je suis plutôt blanche comme de la craie, maugréa-t-elle pour elle-même.
Il est vrai que tous les mois, elle avait mauvaise mine, après ses menstruations.
« Suis-je jolie? » se demanda-t-elle, et cette pointe de vanité la rendit étrangement coupable.
Elle avait de grands yeux bruns, des sourcils sombres et bien dessinés. Son nez était droit mais se redressait un petit peu en son extrémité ; son père la taquinait toujours à ce sujet. Il lui tapotait la joue pour faire observer :
—
Ce sont des signes de détermination, à n'en pas douter. Des lèvres généreuses et un menton volontaire.
Kathryn jeta un rapide coup d'œil à ses quelques cheveux gris.
—
Pour aujourd'hui ça ira, soupira-t-elle. Il faut que je fasse les comptes.
— Arrêtez aussi de parler seule !
Kathryn sursauta. Thomasina se tenait dans l'encadrement de la porte de sa chambre. La nourrice était sa collaboratrice, sa confidente et conseillère, et aussi sa tyrannique servante.
Kathryn examina son visage grassouillet, avenant, avec ses petits yeux marron, et la façon dont elle arborait sa guimpe qui évoquait plus une bannière de guerre qu'une coiffe.
— Tu parais prête à livrer bataille, Thomasina.
L'interpellée abaissa les yeux sur ses mains et ses poignets encore maculés de farine.
—
Certains travaillent, et d'autres restent assis, sifflota-t-elle, ses grosses joues frémissantes d'indignation.
D'un geste, elle indiqua la fenêtre par où le soleil filtrait à travers les persiennes.
—
Le printemps est bien là, Maîtresse. Je suis sortie dans le jardin. Les roses commencent à bourgeonner, et même la mercuriale revient à la vie.
Thomasina était fière de sa connaissance des simples. Elle avança et regarda Kathryn.
—
On ne peut pas en dire autant de certaines personnes, ici !
Soufflant pesamment, elle s'assit et prit la main de sa maîtresse entre les siennes.
— Vos menstruations sont-elles finies ?
Kathryn sourit et se frotta le ventre. Thomasina se pencha pour l'embrasser doucement sur la joue.
—
Je
n'en
ai
plus
depuis
longtemps,
chuchota-t-elle. Je suis un vieil arbre dont la sève s'est tarie.
— Tu dis des bêtises.
Kathryn pressa les doigts boudinés de la servante.
—
Tu te remarieras, Thomasina ! Écoute ce que je te dis!
—
J'ai eu trois maris, répliqua la gouvernante, refoulant ses larmes.
Elle abaissa les yeux sur le plancher couvert de joncs pour dire encore :
—
J'aimerais seulement qu'un de mes enfants ait survécu : petit Thomas ou petit Richard.
Elle jeta un coup d'œil à Kathryn, et les larmes roulèrent le long de ses joues.
—
Parfois, reprit-elle, par des matins comme aujourd'hui, lorsque, dans le jardin, le coucou chante haut dans les arbres, et que les oiseaux babillent comme des moines dans un chœur, j'ai l'impression qu'ils sont avec moi, et folâtrent, mais je cligne des paupières, je regarde, et ce ne sont que les rayons du soleil.
Thomasina renifla bruyamment et s'essuya les yeux à la hâte.
—
Voilà, j'ai eu mon petit moment de lamentation. Il me tarde que vous ayez des enfants.
— Je ne suis pas mariée,
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