Le livre des ombres
que j'ai compté toutes les dragées — je dis bien toutes — du plat qui est dans la dépense.
Sur ces mots, elle s'engouffra dans le corridor derrière sa maîtresse.
— Il vaut mieux que je vienne avec vous, souffla-t-elle en l'agrippant. On ne sait jamais avec ces hospices, pas vrai ?
— Non, on ne sait jamais, admit avec diplomatie Kathryn sans s'étendre.
Bien avant sa naissance, Thomasina avait eu un faible, mieux, elle avait été très amoureuse de l'ascétique père Cuthbert au doux regard, qui dirigeait l'hôpital pour les prêtres indigents de Sainte-Mary.
Elles tournèrent au coin de la rue, quittant Ottemelle Lane pour gagner Hethenman Lane, précédées par Catslip qui gambadait en criant :
— Dépêchez-vous, il va mourir ! Il va mourir !
Le père Cuthbert attendait à l'entrée de l'hospice. Il prit la main de Kathryn et porta sur elle son regard de myope.
— C'est si gentil à vous de venir. Je suis désolé de vous déranger, mais...
Thomasina s'avança avec empressement pour s'emparer de la main du vieux prêtre.
— Vous ne nous dérangez pas !
Le religieux rougit d'embarras.
— Montons.
Il les conduisit dans une longue salle claire, qui fleurait le savon, la cire et les herbes aromatiques écrasées. Trois roues équipées de chandelles pendaient d'une grosse poutre noire qui courait sur toute la longueur de la pièce, et celle-ci était divisée par des rideaux accrochés à des tringles de cuivre.
Chaque alcôve ainsi formée contenait un lit avec une paillasse, un tabouret et une petite table. Les alités étaient pour la plupart de vieux prêtres envoyés ici par le diocèse afin qu'ils meurent avec un peu de confort et de dignité. Des serviteurs en robes brunes allaient et venaient à pas feutrés, portant des cuvettes ou des récipients. Beaucoup étaient des religieux démunis, incapables d'obtenir un bénéfice, qui vivaient à l'hospice et s'occupaient des malades.
Kathryn saisit le père Cuthbert par la manche de sa robe noire poussiéreuse.
— Est-ce un prêtre qui se meurt, père ?
Le père Cuthbert s'immobilisa si brusquement que Thomasina faillit le bousculer.
— Oh, non!
Il frotta l'extrémité de son nez pointu, ouvrant de grands yeux étonnés.
— Ce n'est pas un prêtre, Maîtresse, mais un Français qui est arrivé à pied depuis Douvres.
Venez voir par vous-même.
Lorsqu'ils furent au fond de la salle, Cuthbert écarta le rideau de la dernière alcôve. L'homme qui gisait sur l'oreiller blanc bien net, la couverture remontée jusqu'au menton, était mourant. Un regard suffit à Kathryn pour s'en convaincre. Sous une tignasse de cheveux blancs emmêlés, le long visage était blême et émacié, les traits tirés.
L'homme n'arrêtait pas d'agiter ses doigts sur les couvertures. Il toussait par intermittence et un filet de salive mêlée de sang s'écoulait au coin de sa bouche.
Kathryn s'assit sur le tabouret près du lit pour tâter sa peau. Elle était chaude et sèche. Le moribond eut un mouvement vers l'avant, en même temps qu'il toussait et postillonnait, avec un bruit atroce qui semblait lui arracher la poitrine. Il se radossa contre son oreiller, et passa une langue jaune sur ses lèvres sèches. Kathryn porta un regard impuissant sur le père Cuthbert.
— A-t-il de la fièvre ?
— Par moments, répondit le prêtre. Pouvez-vous quelque chose pour lui, Kathryn ?
Celle-ci écarta le drap du mourant. Il portait une simple chemise de nuit en lin boutonnée jusqu'au cou.
Kathryn l'ouvrit et appuya l'oreille contre sa poitrine, comme son père lui avait appris à le faire, pour déceler les humeurs malignes dans les poumons. Elle écouta attentivement pendant que le malade haletait pour respirer, luttant contre la pourriture qui obstruait ses bronches.
— Je suis impuissante, dit-elle en se redressant.
Père, cet homme a davantage besoin d'un prêtre que d'un médecin.
Elle examina la salive qui suintait des lèvres du malade. Le sang était rouge sombre, maintenant.
— Il mourra sans doute d'ici ce soir. Je ne puis qu'une chose : lui éviter de souffrir.
Kathryn demanda à Thomasina de lui passer le panier. Le père Cuthbert apporta un petit gobelet en étain, et elle prépara une infusion de sauge mélangée avec de l'eau et du baume, qu'elle fit glisser entre les lèvres du mourant. Celui-ci, qui gisait épuisé, ouvrit la bouche pour avaler. Kathryn reposa ensuite sa tête sur l'oreiller, avant de confectionner un mélange
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