Le Lys Et La Pourpre
père
qu’après cette immense concession, elle ne tenait pas à me voir « trop
souvent » en la seigneurie du Chêne Rogneux à Montfort l’Amaury, laquelle,
en fait, appartenait à mon père, mais qu’elle considérait comme sa demeure
propre, le marquis de Siorac vivant coutumièrement en Paris avec Miroul et moi
en l’hôtel de la rue du Champ Fleuri.
Mon père eut peut-être tort de prendre ce « pas trop
souvent » trop au sérieux, car Angelina était la meilleure des femmes,
sans la moindre parcelle d’âpreté ou de petitesse dans son naturel. Mais le
respect que mon père eut de son engagement fit qu’il ne m’emmena qu’une fois au
Chêne Rogneux. J’avais cinq ans alors et mes frères se trouvant être mes aînés
de quinze ans, je ne m’intéressai guère à eux, ni eux à moi. Cette visite à
bord de La Sirène était donc une première encontre plutôt qu’une
retrouvaille et d’autant que depuis mes maillots et enfances, je ne leur avais
donné aucun signe de vie, ni eux à moi.
La politesse nous tira d’affaire. Nous nous baillâmes des
bonnetades et des salutations auxquelles il ne manquait rien et, ces cérémonies
terminées, nous échangeâmes, quasi à la dérobée, des regards attentifs et
curieux, tout en laissant à nos lèvres le soin de prononcer des propos sans
importance pour peupler le silence.
Selon mes calculs, Pierre de Siorac avait quarante-six ans
et son frère Olivier, quarante-cinq. Mais personne n’eût pensé à les appeler
des « barbons », tant ils paraissaient sains et gaillards, la face
tannée, les cheveux drus, le corps robuste et sans l’ombre d’une bedondaine.
Ils étaient à première voie fort dissemblables l’un de l’autre, Pierre étant de
taille moyenne, trapu, la membrature carrée et Olivier grand et mince, mais
tout aussi vigoureux. Toutefois, bien que les traits de leurs visages fussent
eux aussi différents, il y avait de l’un à l’autre une ressemblance frappante
qui tenait moins à leur physique qu’à l’impression qu’ils donnaient de n’avoir
pas été chichement dotés par le Créateur en esprit, en perspicacité et en
volonté. Comme dit si bien Marot dans son Voyage de Venise :
« Fortune est aidable et volontaire à cœur qui veut sa vertu
démontrer. » Et certes, les deux Messieurs de Siorac n’avaient plus rien,
quant à eux, à prouver de ce côté-là, tant éclatante était leur réussite en les
périlleuses fortunes de mer qu’ils avaient osé affronter.
Je fus donc charmé, rien qu’à les voir, de ces frères
déconnus et, me sembla-t-il, eux de moi car, mettant fin aux propos de nulle
conséquence que nous échangions jusque-là, Pierre, qui était homme vif et de
prime saut – davantage, se peut, que son frère qui me parut sinon froid, à
tout le moins plus réservé – me dit du ton le plus chaleureux :
— Tête bleue ! Monsieur mon frère, je suis fort
content de vous voir, d’autant plus qu’à vous bien considérer, vous me
ramentevez, de la façon la plus frappante, notre père à tous trois. Vramy, je
n’ai plus aucun mal, vous voyant, à me le représenter tel qu’il était en la
fleur de son âge, tant vous êtes son portrait et semblance.
— C’est vrai, dit Olivier, Monsieur le comte d’Orbieu
ressemble beaucoup à notre père.
— Ah ! De grâce, Monsieur mon frère ! Ne me
donnez pas du « Comte » ! Je vous le dis du bon du cœur. Mon
souhait est d’être pour vous ce que vous êtes l’un pour l’autre.
Et m’avançant vers Pierre, je lui baillai une forte brassée
et une autre à Olivier qui me parut plus ému de cet embrassement que son
impassibilité me l’eût laissé supposer.
Après ces embrassements, je leur présentai Nicolas qu’ils
accueillirent le mieux du monde – mais voir Nicolas et sa tant fraîche et
franche face, c’était déjà l’aimer – et ils nous invitèrent à partager
leur repue de midi, laquelle était faite de poisson frais péché, cuit avec des
herbes et arrosé de vin de Loire. Je ressentis de prime quelque mésaise car,
même amarré à quai dans un port, un bateau bouge sous l’effet des ondulations
de l’eau et je me demandai si mon gaster allait pouvoir résister à cet
insidieux roulis. Toutefois, dès que j’eus mangé et bu, je me sentis mieux et
l’intérêt de la conversation acheva de détacher mon esprit de ce souci-là.
Tandis que nous mangions, mes frères me posèrent des
questions à
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