Le Lys Et La Pourpre
l’affaire.
Hörner prit congé, je remontai la vitre, le carrosse
s’ébranla derechef et nous traversâmes à vive allure ce fameux faubourg
Saint-Germain, si mal famé et si bien garni en foires, en bouges, en catins et
en mauvais garçons. Nous étions trop en force pour avoir à craindre ces
ribauds, mais nous ouïmes néanmoins quelques paroles sales et fâcheuses hurlées
à notre adresse parce que notre noise réveillait ces messieurs. Nous reçûmes
même sur le toit du carrosse un pot de fleurs lancé d’une fenêtre par un de ces
marauds dont le sommeil était si tendre.
— Sir, dis-je à mon père pour ne pas être entendu
de nos compagnons, do you think those boards on the windows, thick as they
are, can stop a bullet ?
— They might, if the shot is not
fired at close quarters. They are quite a comfort anyway [34] .
Et comme cet échange en anglais avait paru troubler nos
compagnons, mon père ajouta en français :
— Vous aurez sûrement remarqué qu’une fois à Ormoy,
Hörner parle de « rafraîchir les chevaux » et non les gens.
— Cela fait partie de son credo, dis-je en
riant. Et il le répète à chaque étape : « Les bêtes avant les
hommes ! »
— Cependant, au combat, il ne se fait pas scrupule de
tuer ces mêmes bêtes, si elles ont le malheur d’être dans l’autre camp.
— Tueriez-vous un cheval, Monsieur mon père, si votre
adversaire le montait ?
— Cela dépend. Si le cavalier qui fait feu sur moi
était proche, c’est sur lui que je tirerais. Mais s’il était loin et se
présentait de profil, je viserais sa cuisse, pensant que, même si je ne
l’atteignais, je toucherais au moins le cheval qui, s’écroulant à terre,
désarçonnerait son cavalier. La monture est, qu’on le veuille ou non,
l’auxiliaire de l’ennemi et, à ce titre, ne peut être toujours épargnée.
À Ormoy, on « rafraîchit » donc les chevaux et le
verbe doit s’entendre de plusieurs façons. De prime, les Suisses bichonnèrent
leurs montures, La Barge en faisant autant avec la sienne et les chevaux de
selle que mon père et moi avions toujours avec nous quand nous voyagions en
carrosse, ne fût-ce que pour ne pas être cloués sur place si un essieu ou une roue
venaient à se rompre.
Les deux cochers suisses (il y en avait deux, l’un pour
relayer l’autre dans l’hypothèse que l’un d’eux serait tué au combat) eurent la
permission de l’hôtesse de mettre notre coche hors vue afin qu’un passant sur
le grand chemin ne pût apercevoir mes armes sur les portes, puis dételèrent les
six chevaux de trait et les bichonnèrent eux aussi.
Le rafraîchissement, alors, prit la forme bien naturelle de
l’eau. Les Suisses tirèrent du chariot bâché un grand nombre de seaux et les
remplirent au puits jusqu’au bord. Je m’approchai, tant j’aimais ce spectacle
et ne pouvais m’en rassasier. Car pour moi c’était – et ça l’est
toujours – une merveille de voir les chevaux plonger leurs lèvres
jusqu’aux naseaux dans les seaux pleins et aspirer l’eau sans faire le moindre
bruit, tant est qu’on eût pu croire qu’ils ne buvaient pas, si on n’avait pas
vu le niveau de l’eau dans le seau baisser avec une étonnante rapidité. Quand
j’étais enfant, je prenais plaisir à imaginer que je me transformais moi-même
en cheval et absorbais comme eux avec délice un grand seau d’eau fraîche dans
mon énorme estomac.
Du liquide, le « rafraîchir » passa alors au
solide : de cette même charrette dont ils avaient tiré les seaux et où ils
avaient accepté de charger les roues et les essieux de rechange pour notre
carrosse, les Suisses prirent de petits sacs remplis d’avoine qu’ils
enfoncèrent jusqu’à la ganache de chacun des chevaux, les fixant derrière les
oreilles par deux lacets et un nœud. Cela aussi m’enchantait, et en particulier
le moment où l’avoine diminuant dans le sac, et se trouvant de ce fait hors
d’atteinte de ses lèvres, le cheval donnait un habile coup de tête en arrière
pour faire remonter le grain à sa portée. Quand fut fini ce festin (car sans
doute, c’était un festin pour les intéressés) Hörner obtint de la dame de céans
(mais que pouvait-elle lui refuser ?) qu’elle ouvrit la clôture d’un grand
pré à nos montures, où elles purent ajouter un brin de verdure à leur avoine,
en compagnie d’une dizaine de vaches qui ne s’émurent pas plus de leur
intrusion que les chevaux, de
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