Le Manuscrit de Grenade
son grand projet mis en œuvre par ses tortionnaires. Les envahisseurs venus d’Égypte, après avoir interdit les jeux, les fêtes, les images, avaient enfin dressé le bûcher des vanités où avaient disparu livres et œuvres impies.
Quant à rejoindre les royaumes berbères, il fallait qu’elle gagne Gibraltar pour embarquer. Trop compliqué ! Il restait la dernière enclave maure en terre catholique.
— Prends deux de tes meilleurs hommes et explorez les routes et les auberges qui mènent à Grenade, vous la trouverez.
3
Yasmin
E NFERMÉE DANS SA CHAMBRE , Yasmin enrageait. Tout son corps lui faisait mal. Elle se redressa péniblement et quitta son lit pour s’asseoir sur un gros coussin moelleux afin d’avoir le moins de contact possible avec des surfaces dures. Mais la douleur n’était rien comparée à la haine que les coups de fouet avaient éveillée et à la peur qu’elle ressentait. Le sort que lui réservait son père l’épouvantait
Elle aurait dû savoir que cet homme ombrageux et taciturne ne lui pardonnerait jamais la disparition de ses sœurs. Quelle injustice ! Battue, insultée, maudite, alors qu’elle était restée par pitié pour son géniteur. Comment avait-elle pu commettre une telle erreur de jugement ? Connaissant la violence des hommes de son peuple, elle aurait dû savoir qu’une fille n’est jamais innocente, même quand elle n’est pas coupable, et s’enfuir avec les autres.
Elle ferma les yeux pour revivre les temps heureux où les jumelles virevoltaient au son des tambourins dans le grand salon du harem.
Tout avait commencé avec l’arrivée de la nouvelle concubine. Une gazelle du désert au caractère enjoué. Sa venue avait transformé l’existence monotone des trois princesses. Leila, experte dans les arts d’agrément, s’était prise d’amitié pour les gamines et leur avait enseigné la couture, la musique et la danse. Très cultivée, elle avait aussi composé des poèmes qui parlaient d’amour, de palais enchantés et de princes charmants, semant ainsi les graines empoisonnées qui changeraient leur destin.
Rien ne serait arrivé si leur père, le seigneur du Taifa del Ubrique, n’avait passé son temps à guerroyer pour les Rois Catholiques dont il était devenu le féal. Dès le mariage d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon, il avait compris que Grenade, dernier bastion maure d’Andalousie, était perdue. Il avait préféré capituler. Pour le récompenser, ses suzerains l’avaient nommé corregidor de Madina. Il avait ainsi continué à gouverner son fief d’une poigne de fer.
Les djinns mécontents s’étaient vengés en mettant deux beaux chevaliers sur le chemin des princesses. Comme chaque vendredi, elles avaient été déjeuner sur la tombe de leur mère en compagnie de la favorite et de quelques servantes. La joyeuse bande s’en revenait au palais, enchantée par cette journée printanière passée hors les murs, quand la rencontre avait eu lieu. Les jeunes filles, encouragées par une Leila complice, ne rêvaient que romance et coup de foudre. La suite était prévisible.
À la vue de ces charmantes demoiselles, les hidalgos étaient descendus de leurs montures et avaient galamment demandé la permission de les escorter. Dans le plus grand secret, et grâce à la protection du grassouillet eunuque soudanais que la concubine couvrait de pierres précieuses, les deux galants avaient été invités dans l’un des jardins réservés aux princesses. Là, assis sur un tapis persan posé sur la pelouse, enivrés par le parfum enchanteur des orangers en fleurs, chrétiens et Mauresques avaient appris à se connaître et à se plaire.
Les rencontres, agrémentées de jeux de cartes et de dés, de joutes poétiques et musicales, étaient devenues quotidiennes. À l’heure du thé, une esclave noire leur apportait boissons chaudes et pâtisseries au miel et aux amandes. Un après-midi, poussées par Leila, les jumelles, âgées de seize ans, s’étaient élancées pour mimer la danse du mouchoir, récoltant applaudissements et encouragements. La vision de leurs silhouettes sensuelles avait rendu fous d’amour les jeunes visiteurs.
Honteuse, Yasmin se souvint de la jalousie qu’elle avait alors éprouvée. Malgré ses quatorze ans et sa petite taille, elle était aussi belle que ses sœurs, avec ses longues boucles noires, ses grands yeux en amande aux cils démesurés, ses pommettes saillantes, sa bouche cerise et
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