Le Manuscrit de Grenade
se réunirent par petits groupes et se figèrent dans une position précise. En blanc sur le ciel pourpre apparurent les six lettres de son nom : YASMIN, tandis qu’une odeur de jasmin flottait dans l’air. Rêveuse, elle revint vers sa couche et s’allongea. Ses douleurs avaient disparu. Surprise, elle enleva sa longue robe en soie déchirée par les coups de fouet pour examiner son corps. Sa peau était lisse et douce comme celle d’un nouveau-né. Elle toucha ses seins, émerveillée de les retrouver sans la moindre éraflure, deux petites pêches douces et satinées. Sa main descendit vers son ventre qu’elle caressa en cercles concentriques, puis lentement s’approcha de sa toison brune. Les yeux mi-clos, elle laissa le plaisir l’envahir.
Alanguie sur son lit, elle tentait de retrouver des souvenirs de sa mère, morte quand elle avait quatre ans. Impossible de se rappeler son visage. Une silhouette dans un jardin, penchée sur un parterre de roses, de tulipes ou de pois de senteurs selon les saisons, était la seule image qu’elle conservait d’elle. En revanche, elle entendait ses paroles, une phrase souvent répétée, « les femmes de notre famille ont la main verte ». Un rire joyeux, puis une plaisanterie : « Nous sommes les descendantes des nymphes des fleurs. »
Le croissant écarlate venait d’apparaître derrière les montagnes quand des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. La porte s’ouvrit. Son père apparut, suivi de son chien de garde. Sans daigner porter les yeux sur elle, il ordonna d’une voix atone :
— Prépare quelques affaires, tu pars habiter chez ma sœur. Youssouf t’accompagnera.
Puis il tourna les talons et quitta la pièce.
Ainsi ce tyran cruel n’était qu’un lâche qui ne voulait pas d’assassinat sous son toit. Le bourreau attendrait d’être loin de la ville pour accomplir sa mission. Voisins et connaissances croiraient la version paternelle et plaindraient cet homme si digne, frappé par le déshonneur. Personne ne se poserait de questions sur sa disparition.
Tristesse et peur avaient disparu, remplacées par un mélange de colère et de haine. Sous l’œil vigilant du cerbère, elle prit le temps de choisir ses robes, ses chaussures, ses voiles et son nécessaire de toilette. Elle plia ses vêtements avant de les ranger dans un petit coffre en cuir de Cordoue qu’elle lui donna à porter. Forcé de jouer son rôle de protecteur, il n’osa pas refuser.
Une carriole attachée à une mule grise les attendait dans la cour du palais fortifié. Ils s’installèrent côte à côte et l’homme prit les rênes. Quand le véhicule s’ébranla, Yasmin se retourna pour jeter un dernier regard sur la propriété. Son père n’était pas là. Son absence renforça sa rage.
Les événements s’étaient déroulés si rapidement qu’Isabeau n’avait pas eu le temps de réagir. Quand, enfin apprêtée, elle avait voulu rejoindre la grande salle d’apparat où avait lieu le repas de deuil, elle avait découvert qu’on l’avait enfermée. Elle était prisonnière.
Furieuse, elle avait hurlé, tempêté, donné des coups violents dans sa porte avec une chaise en bois, sans résultat. Elle avait fini par s’allonger sur son lit, épuisée par sa colère et ses gesticulations. Une demi-heure plus tard, on l’avait réveillée sans ménagement. L’esprit embrumé, elle avait obéi aux ordres donnés d’un ton sec par l’Inquisiteur qui avait investi sa chambre avec ses sbires. Une servante l’avait habillée, pendant que d’autres enfournaient dans des malles ses vêtements, ses coffrets, ses bijoux, ses objets de toilette, son écritoire, ses livres. Puis elle avait été traînée vers les communs à travers des corridors désertés. Le moment avait été bien choisi. Les gens festoyaient en souvenir de doña Maria. Devant l’écurie, un carrosse l’attendait. Elle avait eu la surprise d’apercevoir sa jument accrochée par une corde derrière la charrette qui transportait ses bagages.
Son oncle ne s’était pas montré. Désormais l’héritage d’Isabeau lui appartenait.
Elle fit le tour de la cellule où on l’avait cloîtrée. Le bruit métallique du verrou claquait encore dans ses oreilles. Ses malles avaient été déposées contre les murs du cachot, mais elle ne les avait pas ouvertes. Ranger ses objets personnels signifiait rendre les armes, accepter d’être emprisonnée à vie ; elle ne pouvait s’y résoudre.
Weitere Kostenlose Bücher