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Le Manuscrit de Grenade

Le Manuscrit de Grenade

Titel: Le Manuscrit de Grenade Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marianne Leconte
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ses rondeurs adolescentes. Mais personne ne lui avait demandé de chanter, de jouer du luth ou de danser. Les invités n’avaient d’yeux que pour ses aînées.
    Quand Youssouf, le fidèle chien de garde du seigneur de Madina, lui avait révélé que ses jumelles, prunelles de ses yeux, s’étaient amourachées de chevaliers chrétiens et qu’elles s’étaient enfuies avec eux, celui-ci était entré dans une colère effroyable. Il avait lancé ses cavaliers les plus féroces sur les traces des fugitifs, mais ceux-ci étaient revenus bredouilles.
    Quelques minutes après leur retour, son père était entré comme un taureau sauvage dans la chambre de sa benjamine pour la molester. Entre deux coups de badine, il l’accablait de reproches :
    — Ton devoir filial était de me prévenir du comportement indigne de Zohra et de Fatima.
    Révéler la conduite de ses sœurs, c’était les condamner à une mort atroce. L’accusation l’avait révoltée :
    — C’est de votre faute. Vous avez refusé toutes les propositions de mariage. Vous ne supportiez pas l’idée que des hommes vous enlèvent vos filles au milieu de l’allégresse générale et des youyous des femmes.
    Une avalanche de coups de fouet s’était abattue sur elle. C’est à ce moment-là que la haine avait remplacé l’amour et le respect qu’elle devait à son seigneur.
    Elle s’était exclamée d’une voix méprisante :
    — Vous n’êtes qu’un vieil homme égoïste qui a peur de finir ses jours seul. À cause de votre entêtement, vos filles ont choisi leurs époux.
    — Des chrétiens ! Le sang lavera ce déshonneur.
    Yasmin savait ce que ces paroles signifiaient. Elle allait payer le prix de son silence. Mourir à quatorze ans, pure et innocente. Comme Leila, enfermée dans un sac de jute avec trois chats et lancée dans un puits.
    Par la fenêtre ouverte, elle apercevait le jardin suspendu bordé par la balustrade de pierre. Les jasmins embaumaient et leurs effluves sucrés se mêlaient au parfum entêtant des roses et à l’odeur acidulée des orangers et des citronniers. De la terrasse de l’Alcazar, elle voyait en contrebas la cité blanche de Madina accrochée sur le flan de la montagne. Au-delà, s’étendaient les vertes prairies où paissaient vaches, taureaux et pur-sang arabes semblables à ceux qui avaient attendu les fugitives aux pieds des remparts. Où étaient-elles désormais, ses sœurs jumelles qui aimaient tant rire et danser ? Converties et mariées, faisant les fières aux bras de leurs cavaliers ? Yasmin se sentait abandonnée. Personne vers qui se tourner. Aucun appel au secours possible. Grâce à son alliance avec les Rois Catholiques, son père régnait en despote sur ses sujets musulmans.
    Dans moins d’une heure, le disque rouge qui ensanglantait l’horizon finirait sa course en plongeant derrière les pics de la Sierra del Ubrique. Quand la nuit serait d’encre, Iblis le démon viendrait la chercher, empruntant les traits de Youssouf, le chien de garde de son père. Le bourreau attendrait-il qu’elle soit endormie pour brandir son yatagan et trancher son cou dénudé ?
    Épuisée, elle s’assoupit pour se réveiller dans un merveilleux jardin. Assaillie par les effluves disparates des fleurs multicolores qui s’étendaient à perte de vue, elle faillit vomir. Sa tête tournait, son estomac se révulsait, ses yeux se voilaient.
    — Ne résiste pas. Laisse-toi envahir par les odeurs, accepte-les, reconnais-les, conserve-les en toi.
    Une voix douce et aimante lui murmurait à l’oreille des paroles incompréhensibles. Elle leva la tête vers le ciel. Assise sur un nuage en forme de jument blanche, sa mère lui souriait. Bouleversée par ce prodige, l’adolescente leva les bras vers le mirage qui semblait si proche. Consciente que ce n’était qu’un rêve, elle demanda cependant à l’apparition féerique :
    — Comment peuvent-elles m’aider ?
    D’une main légère comme une plume, la cavalière caressa le front de sa benjamine et disparut. Un sentiment poignant d’abandon réveilla Yasmin qui courut à la fenêtre. Dans un ciel aux teintes mauves, roses et orangées, un cheval blanc cotonneux s’éloignait, poussé par une brise légère. Était-ce la vue de ce nuage, alliée aux parfums du jardin, qui avait engendré ce songe ?
    Quelques petits nuages blancs apparurent dans le ciel, semblables à un troupeau de brebis. Chahutés par le vent, ils se dispersèrent, puis

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