Le Maréchal Berthier
fauteuil à bascule, il observait les cavaliers russes en train de défiler. C'est alors que saisi de désespoir il se serait volontairement jeté par la fenêtre. Mais plusieurs arguments viennent, sinon contredire, du moins rendre cette thèse peu plausible. Tout d'abord, son médecin, le docteur Ziegler, vint après coup affirmer que son patient était au moins sur le plan moral parfaitement sain d'esprit. Et puis il peut paraître curieux que ce père attentif ait précisément choisi l'appartement de ses enfants pour se supprimer. Et bien qu'excellent Français et bon patriote, il n'y avait pas dans ce défilé un motif suffisant pour se jeter par la fenêtre d'autant que s'il avait voulu combattre les alliés à tout prix, il ne serait pas venu à Bamberg mais de Gand serait retourné en France se mettre à la disposition de Napoléon. Il était par ailleurs suffisamment bon catholique pour considérer le suicide avec répulsion.
La seconde version, sans conteste la plus rocambolesque, est celle de l'assassinat. On se souvient qu'en 1806 Berthier avait fait arrêter et laissé fusiller un libraire de Nuremberg qui avait imprimé et distribué une série de brochures plus injurieuses les unes que les autres contre Napoléon et son armée. Ses complices avaient été graciés. Or le libraire était membre d'une société secrète, le Tugend-Bund, groupe nationaliste extrémiste qui dès cette époque avait juré de le venger. Cinq de ses membres masqués se seraient introduits dans le château de Bamberg, seraient montés jusqu'au cabinet et après une brève lutte auraient précipité le maréchal par la fenêtre. Il est d'abord étonnant que cinq individus masqués aient pu pénétrer dans le château sans se faire remarquer et interpeller et ceci d'autant que la police du commissaire Schauer le surveillait étroitement. Un tel forfait supposerait la complicité de tous ses membres, ce qui est impossible. D'ailleurs, le policier, s'il avait pour mission de garder Berthier, avait également ordre de le protéger. Ensuite, comment les assassins auraient-ils pu deviner qu'à ce moment précis leur victime se trouvait dans le cabinet à côté de la chambre de ses enfants et y seraient allés tout droit ? Enfin, la gouvernante, Mlle Gallien, déclara aux enquêteurs qu'elle n'avait vu personne, et on ne comprend pas pour quelle raison elle aurait été portée à mentir. Un seul témoin a toujours soutenu avoir vu un groupe d'hommes pénétrer dans la chambre, aller de là dans le cabinet, puis en ressortir en courant. Il s'agit du fils de Berthier qui était présent au moment des faits. Mais jusqu'à quel point peut-on tenir pour valable la déposition d'un enfant qui avait quatre ans en 1815 ? Quoiqu'il ait toute sa vie confirmé cette version de l'assassinat et l'ait curieusement fait accepter par les membres de sa famille, on peut raisonnablement supposer qu'il a été largement autosuggestionné à la suite de conversations de grandes personnes qui se tinrent devant lui et que sa mère et son entourage ont voulu le lui faire croire dans les années qui suivirent. Car, depuis cette époque, tous les descendants de Berthier s'en tiennent à cette version de l'assassinat, considérant qu'elle confère au maréchal une importance qu'il n'avait sans doute plus.
Reste la troisième hypothèse, l'accident banal. Et en fin de compte, elle demeure la plus plausible. Tout en se tenant en équilibre, debout, la lunette à l'oeil, sur son fauteuil à bascule, il aurait pu être pris de vertige (il s'en plaignait les jours précédents) et basculer dans le vide sans parvenir à s'accrocher. L'absorption d'alcool en quantité importante dans la matinée aurait été un facteur supplémentaire aggravant le déséquilibre. En revanche, la crise foudroyante d'apoplexie qui a été évoquée semble peu probable. Aucune trace n'apparut lors de l'autopsie pratiquée aussitôt après et si certains, par la suite, y ont fait allusion, c'est par analogie avec la mort d'un de ses frères et d'une de ses soeurs. Mais, dans la thèse de l'accident, de loin, répétons-le, la plus probable et la plus séduisante, il existe un point auquel on n'a trouvé aucune explication : la longue-vue que tenait Berthier et qui dut l'accompagner dans sa chute. Personne ne la revit jamais ! Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu'un long moment s'écoula avant qu'un domestique ne sorte du château et vienne recouvrir d'un drap le corps
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