Le Maréchal Suchet
mesure de ses moyens. Daru, intendant général de l’armée, fut lui aussi prié de mettre de l’ordre dans ses services. Tout ce que Suchet y gagna fut une solide inimitié de la part de Berthier et de Daru. C’était surtout inquiétant avec le premier, car si le ministre avait de grandes qualités, il jouissait d’une réputation justifiée de se montrer vindicatif et rancunier.
Le travail énorme auquel s’astreignait Suchet ne l’empêchait pas de mener une vie mondaine. Il se rendait régulièrement aux réceptions des Tuileries où les Bonaparte l’accueillaient avec plaisir et amabilité. Il était un des rares généraux français qui savaient se tenir dans un salon. Talleyrand, très vieille France, ne fut pas long à le remarquer. Suchet partit également quelques jours à Rouen pour assister au mariage de son frère qui épousait une héritière bien pourvue et venait d’être nommé receveur des finances dans cette ville où il allait poursuivre sa carrière.
La paix régnait en France mais c’était un état précaire, car au fond ni les Anglais ni Bonaparte ne souhaitaient prolonger cette situation. Néanmoins, Suchet, quoique conscient de cette fragilité, continuait à poursuivre les aménagements de son hôtel comme s’il allait y résider de longs mois. Il menait grand train, avait à son service cinq domestiques, sans compter le personnel d’écurie, deux voitures et un certain nombre de chevaux.
Comme autrefois son père à « la Mignonne », il recevait ses amis avec un certain faste et la renommée de sa cave fut bientôt connue de tout Paris. Mais lorsque le préfet de la Seine lui envoya une feuille d’impôts de six mille francs au titre de la taxe mobilière et somptuaire, le général prit assez mal la chose. Il se débattit comme un beau diable, argumenta, fit jouer des influences et finalement obtint une certaine réduction.
À la fin d’octobre 1802, Suchet prit quelques jours de congé et alla rendre visite à son frère. Ce déplacement coïncida avec un voyage de Bonaparte en Normandie. Le 1 er novembre, le Premier consul donna un grand dîner et, connaissant sa présence à Rouen, y invita Suchet. S’il faut en croire Chaptal, mais ses mémoires sont parfois sujets à caution, la conversation au cours du repas aurait porté sur la campagne d’Henri IV en Normandie et les batailles d’Arques et d’Ivry qu’il avait gagnées. Bonaparte qui connaissait mal ces événements aurait demandé des explications. Prenant alors la parole, Suchet aurait fait un exposé brillant et fort clair sur la question. À la suite de quoi Bonaparte aurait dit à Chaptal, son voisin de table : « Il a beaucoup ajouté à l’idée que j’avais de lui. »
Il est toutefois permis de jeter un doute sur la véracité de ce propos lorsqu’on sait l’éclipse que connut la carrière de Suchet dans les années qui suivirent.
La fin de l’année 1802 n’offre aucun trait remarquable sur la vie de Suchet. Sans doute comme ses confrères les soyeux de Lyon, s’inquiéta-t-il un peu en entendant évoquer la possibilité d’un traité de commerce entre la France et la Grande-Bretagne, surtout qu’en arrière-plan le souvenir du traité de 1786, qui s’était révélé désastreux pour toute l’industrie textile française, était encore dans les mémoires. Mais les intéressés purent bientôt se tranquilliser car le Premier consul repoussa à une date indéterminée l’ouverture de négociations à ce sujet sans comprendre à quel point le gouvernement britannique en fut déçu et se sentit frustré.
Les sujets de friction entre Paris et Londres ne manquaient pas et l’avenir de la paix en ce début de 1803 semblait à tout esprit lucide incertain. La Grande-Bretagne commençait à faire ouvertement des préparatifs militaires et réarmait quarante vaisseaux de ligne. Ce fut dans ce contexte que Suchet reçut une nouvelle mission d’inspection (avril 1803). Cette fois, elle portait sur les troupes stationnées dans les départements de l’ouest, Normandie et Bretagne, comme si le Premier consul avait pu craindre qu’ils ne deviennent l’objectif d’une tentative de débarquement britannique dans ces anciens fiefs de la chouannerie. Il se rendit successivement à Rouen, Caen et Rennes. Ce fut pendant ce périple de deux mois qu’il apprit la rupture de la paix d’Amiens. La propagande officielle en fit porter toute la responsabilité à l’Angleterre ; mais
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