Le Maréchal Suchet
envoyaient des instructions contradictoires et cet état de fait dura presque un an jusqu’à ce que Napoléon l’informât le 22 février 1810, par une lettre secrète et confidentielle, qu’il était affranchi de toute obéissance aux ordres émanés de Madrid. Si elle avait le mérite de clarifier la situation, la missive le mettait dans une position particulièrement inconfortable vis-à-vis de son « oncle ». Napoléon écrivait : « L’état de siège de l’Aragon vous donne toute autorité… Si le roi vous donnait des ordres comme général en chef des armées en Espagne pour ce qui concerne la partie administrative, vous devez déclarer que l’Aragon étant en état de siège forme une armée séparée qui ne reçoit des ordres que de l’empereur. Vous ne devez faire connaître ces dispositions qu’en cas d’absolue nécessité… »
Si la formule finale adoucissait l’amertume de la pilule, la position de Suchet vis-à-vis de Joseph n’en était pas moins clairement définie. Déjà Napoléon préparait l’annexion à la France des provinces adjacentes aux Pyrénées.
Suchet n’avait pas attendu de recevoir ces instructions impératives pour entreprendre sa tâche d’administrateur de l’Aragon. Alors que le pays passait pour avoir été avant la venue des Français assez riche, le maréchal le trouva au bord de la ruine : les rares industries arrêtées, l’agriculture ne produisant presque plus, les oliviers et la vigne arrachés et les caisses vides car tous les dons et autres contributions récoltés par Calvo et Palafox avaient été envoyés à la junte de Séville. De plus, les habitants les plus fortunés avaient pris la fuite emportant argent et objets de valeur.
Malgré cette misère relative, Napoléon avait frappé la province d’une contribution mensuelle de près de huit cent mille francs perçue par des fonctionnaires français. Il fallut toute l’énergie et la diplomatie de Suchet pour obtenir qu’au bout de plusieurs mois ce prélèvement cessât. Il était, du reste, mal accepté par l’armée qui voyait là une source éventuelle de profits disparaître. Le premier soin du général fut donc de remplir ses caisses pour être en mesure de payer ses fonctionnaires. Pour cela, et quelle que fût sa répugnance à user d’un tel procédé, il fit appel à la troupe. Par sa présence, celle-ci dissuada les guérillas d’utiliser dans le même but des méthodes identiques.
Le recouvrement des impôts était effectué par trois catégories de fonctionnaires espagnols : les alcades, maires aux pouvoirs étendus ; les corregidors, sorte de préfets, et enfin les intendants, à la fois administrateurs et juges. Suchet décida de maintenir en place cette hiérarchie tout en la contrôlant par des homologues français. Certes, plusieurs d’entre eux se dérobèrent ou passèrent à la rébellion mais contrairement à ce qu’il aurait pu craindre, la majorité resta en place et il n’eut pas trop de difficultés à remplacer les absents.
L’assiette des impôts était établie suivant un procédé depuis longtemps en usage (il datait du règne des Habsbourg et avait montré sa justesse et son efficacité). On le nommait la contadorie et Suchet eut le bon sens de le conserver afin de ne pas dérouter les contribuables et de ne pas rendre trop iniques les bases de l’imposition. Cette contadorie le répartissait entre les communes suivant un cadastre fort ancien et comme avec le temps il arrivait qu’il ne corresponde plus à grand-chose, dans chaque localité une junte choisie parmi les plus riches (ou les moins pauvres) prélevait à partir du vieux cadastre entre les habitants les sommes exigées. Suchet aurait volontiers fait dresser un nouveau cadastre, mais on lui fit remarquer que les arpenteurs risquaient fort d’être enlevés par les guérillas et les choses en restèrent là.
L’impôt prélevé par ce procédé classique n’était pas d’un rendement suffisant pour permettre à Suchet de faire face à toutes ses obligations. Il existait en Aragon comme à peu près partout en Espagne des biens communaux dont les anciens souverains avaient avec plus ou moins de bonheur cherché à tirer parti. Depuis les événements de 1808, les communes avaient eu tendance à s’affranchir de leurs obligations vis-à-vis de la couronne. Le général y mit bon ordre et créa une nouvelle administration chargée d’en surveiller la gestion. À ces
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