Le Maréchal Suchet
compris qu’en s’attachant la population il lui enlevait le soutien profond de son action militaire. Sans l’appui et la complicité de leurs compatriotes, les guérillas aveugles se trouvaient dans l’incapacité de poursuivre le combat. La junte disposait également d’un réseau d’espions très structuré qui était de la plus grande utilité pour deviner les mouvements des Français. Mais, là, les services de Dominguez montrèrent leur capacité en démantelant systématiquement les organisations clandestines.
Et pourtant, malgré la performance obtenue grâce à la nouveauté des moyens mis en œuvre par Suchet, il ne réussit pas entièrement à mettre un terme à l’action de la junte dans ses gouvernements. Certes, il la ralentit considérablement mais la persévérance des rebelles bénéficiant particulièrement du relief tourmenté du terrain fit qu’à la fin du compte il fut impossible de les éliminer complètement. Suchet réussit à rétablir un ordre relatif là où ses camarades avaient échoué. Pour véritablement écarter la junte de Cadix et ses tenants, il eût fallu d’abord débarrasser l’Espagne de l’armée anglaise.
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Le gouverneur d’Aragon allait trouver un auxiliaire aussi efficace qu’inattendu en la personne de sa femme. Celle-ci avait tout de suite compris avec quel esprit son mari entendait séduire et conquérir les méfiants Aragonais. Il lui vint une idée toute simple : s’habiller à l’espagnole et circuler ainsi en ville pratiquement sans escorte. Elle se vêtit de même pour se rendre, le dimanche, à la messe militaire. L’effet fut immédiat et foudroyant. En quelques semaines, elle gagna la sympathie de toutes les dames de qualité aragonaises et même du restant de la population féminine. Les femmes osèrent l’aborder et la complimenter pour se vêtir de même manière qu’elles et, comme la comtesse parlait parfaitement l’espagnol, elle fut adoptée sans difficulté et une partie de cette sympathie rejaillit sur son mari. Mais elle ne s’arrêta pas là.
Avant son arrivée, on l’a noté, l’hôtel où résidait le général en chef était avant tout un quartier général. Honor décida d’en faire en quelque sorte le centre de la vie mondaine qu’elle entendait recréer à Saragosse. Le succès de son entreprise fut total et tout ce que la ville comptait de notables se bouscula bientôt dans ses salons. Au cours de ces soirées hebdomadaires, on évitait soigneusement de parler politique. En revanche, il s’y donnait un peu de musique ; la maîtresse de maison faisait disposer des tables de jeu et la conversation roulait sur des sujets littéraires ou des questions de jardinage. Le souper était servi à onze heures et la réunion se prolongeait jusqu’à une ou deux heures du matin. Les invités rentraient alors chez eux sans difficulté, tant les rues étaient devenues sûres.
Les autres soirs, la comtesse recevait quelques dames en petit comité. Le succès fut d’autant plus grand qu’il n’existait rien de semblable à Saragosse. Madame Suchet poussa l’audace jusqu’à donner des bals alors que l’Église voyait d’un assez mauvais œil tout ce qui s’apparentait à la danse. Malheureusement, la comtesse quitta l’Espagne en 1811 pour faire ses couches en France et resta absente pendant plus d’un an, ce qui attrista fort son époux qui avait du mal à vivre séparé d’elle.
Quand on compare la manière dont Suchet administra les provinces dont le gouvernement lui fut confié à celle employée par ses camarades, Thiébault excepté, on est bien obligé d’admettre que sa méthode fut la seule qui permit d’espérer arriver à une pacification et un ralliement de la population au roi Joseph. L’approche brutale du problème – exactions, répression utilisées par les maréchaux et généraux français – se solda partout par un échec. La douceur et la clémence à l’excès, préconisées et appliquées par Joseph, ne connurent pas davantage de succès.
Ce qui manqua à Suchet pour parvenir à un succès total fut d’abord le temps. Il eut certes quatre ans pour créer et perfectionner sa technologie, du moins en Aragon, moins dans ses deux autres gouvernements. Mais ses efforts furent constamment contrecarrés par l’action répétitive de la junte révolutionnaire, et il faut presque considérer comme une sorte de miracle les résultats qu’il parvint à obtenir.
Ensuite, il eut à souffrir,
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