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Le mariage de la licorne

Le mariage de la licorne

Titel: Le mariage de la licorne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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je suis désolé. Je n’avais pas pensé au souper.
    À l’abbaye, il n’avait toujours pris qu’un seul repas par jour, celui du midi ; mais comme il avait oublié de se présenter à l’heure ce jour-là, il s’était préparé à attendre le lendemain avant de pouvoir manger. Margot s’en venait l’accueillir, un torchon à la main. Elle tiqua. Lionel s’en aperçut et se justifia :
    — C’est que, voyez-vous, depuis que je suis seul, je ne mange que lorsque j’y songe. À quoi bon prendre son repas quotidien à heure fixe lorsque l’on n’a guère faim ?
    Il leur avoua candidement avoir pris son dernier repas l’avant-veille, juste après matines*, et rajouta :
    — C’estla seule raison de mon indélicatesse. Ne m’en tenez pas rigueur. Je n’ai pu fermer l’œil de la nuit dernière. Il me faut vous parler.
    — Mais bien sûr, bien sûr. Prenez place. Avant-hier. Si c’est pas effrayant.
    Margot se hérissait d’indignation comme une mère poule outrée par le comportement irresponsable d’un rejeton.
    Aedan essuya ses grandes moustaches d’or mat contre l’une de ses manches pour les dépouiller de la parure neigeuse qu’une gorgée de bière y avait laissée et remarqua :
    — Je vais vous dire : c’est le climat d’ici qui ne vous réussit pas.
    — Oh, rassurez-vous. Je me porte comme un charme.
    Il mentait. Il regrettait fréquemment les soleils d’autrefois et la clémence des hivers méridionaux, le parler des bonnes gens du Languedoc, souvent incompréhensible mais si plaisant à l’oreille, de même que les flots de la mer bleue qui se déployait telle une précieuse soie du Levant et à laquelle on avait accès en quelques jours. Ici, le souffle maritime était omniprésent, mais c’était celui d’une mer acariâtre, tantôt languissante, tantôt furieuse, presque toujours secrète ; cela se devinait par cette méfiance avec laquelle elle laissait traîner ses grandes écharpes de brume pour se soustraire aux regards comme une pucelle farouche.
    Lionel baissa les yeux sur son écuelle que Margot avait garnie de ragoût à l’appétissant bouillon foncé. Après les grâces, il prit du bout des lèvres un petit cube de viande dont les fibres juteuses étaient tendres à point.
    — C’est délicieux, ma fille. Je ne crois pas avoir déjà goûté un aussi bon pot-au-feu.
    — Merci bien. Cela a cuit tout l’après-midi. J’y ai mis de l’ail ainsi que des épices que maître Baillehache nous a rapportées de la ville. Mais baste. Vous aussi, vous nous faites mijoter.
    — Excellent trait d’esprit, bravo. Mais vous avez raison. J’ai de la difficulté à suivre mes pensées, aujourd’hui. Nous parlions de climat. Si je vous ai donné l’impression que celui d’ici ne m’allait pas, c’est probablement dû au fait que je songeais à Calahorra. J’y ai séjourné au cours du périple qui m’a mené à Compostelle, et j’y ai vivement prié, après quoi j’ai gagné Olite avec un groupe de pèlerins. Là, nous avons été reçus par les gens de messire Charles (42) . Cette visite a été l’un des moments forts de mon voyage.
    Les dîneurs écoutaient ce récit avec un intérêt non feint, car les histoires du père Lionel menaient toujours à quelque chose d’inattendu, même le récit de voyage en apparence le plus anodin. Tout en s’efforçant de ne pas négliger son repas – il n’avait guère l’habitude de parler en mangeant – il continua :
    — Dans un sens, mon pèlerinage a contribué à effacer certaines des images qu’il y a en moi. Ou à tout le moins est-il parvenu à en estomper un peu les contours trop crus. Car il s’agit d’images qu’il me vaut mieux oublier si je désire conserver ma santé.
    — Pourquoi ? Ça n’allait pas bien, au monastère ? demanda Aedan.
    — Je n’ai pas dit ça. Mais afin de me pardonner toutes ces tâches serviles auxquelles j’ai toujours dû m’astreindre, je réfléchis beaucoup.
    Il rit.
    — Le maître m’a affirmé qu’il n’y a rien de plus nuisible.
    — Quel maître ? Baillehache ?
    — Qui d’autre ?
    — C’est bien de lui, ce genre de remarque. À propos, savez-vous ce qu’il est en train de me faire faire, celui-là ? demanda Aedan.
    — Non, aucune idée.
    — Un chevalet*.
    — On va faire de la peinture ? intervint Jehanne de sa voix flûtée. Tous se turent subitement. Ils avaient failli oublier la présence des enfants. Margot

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