Le mariage de la licorne
neutralisé avant que quelqu’un ne s’avisât d’y travailler. Mais il n’arrivait pas à détourner son attention du bout de bois dans lequel mordait l’engrenage qui grinçait à chaque coup de vent.
« Ça fait comme les perches de mes assistants au chevalet* », se dit-il, d’abord distraitement, en repensant au cylindre percé de trous dans lesquels les aides devaient insérer leurs longs bâtons de façon à ce que la tension des cordes fût maintenue. Il cligna des yeux. Sur l’axe qui essayait de tourner avec obstination se superposa l’image d’un autre treuil qui, lui, était actionné par des prisonniers.
Il appuya pensivement le bout ferré de sa canne entre deux dents d’engrenage et en sentit les poussées répétitives. Il reprit sa canne et l’appuya de nouveau au même endroit en imaginant que l’engrenage était fonctionnel. Ce geste pouvait soit bloquer l’engrenage, soit casser la canne si elle n’était pas assez solide. Mais le treuil était actionné par de simples perches. Sa canne pouvait donc suffire. En imagination, il la laissa devenir une sorte de petit levier qui n’empêchait pas de tourner la manivelle, mais qui pouvait s’abaisser et se mettre en place tout seul à chaque cran pour maintenir la tension.
— Mais oui, dit-il tout haut.
Soudain, l’image devint très claire. Il laissa tomber sa canne et s’approcha des roues dentelées pour les examiner de plus près. « Oui, c’est parfaitement faisable », se dit-il avec une grimace en coin. Il ne lui restait plus qu’à trouver un forgeron et à essayer de lui faire comprendre les subtilités du mécanisme d’encliquetage à rochet auquel il venait de songer.
Même l’agréable détente que lui offrait l’heure du bain n’arriva pas à distraire Louis de cette nouvelle idée qui l’obsédait. Enfin, il allait être en mesure de « travailler » seul au chevalet*, sans le piètre secours d’individus récalcitrants ou ivres. Tout ce qui restait à faire, c’était de trouver le moyen de concrétiser une invention qui allait, de surcroît, pouvoir s’étendre à de multiples autres usages.
— Ouah, dit une voix derrière lui.
Louis éclaboussa le plancher autour de la cuve en se retournant dedans et s’empara de sa tunique qu’il avait laissée tomber près de là. Il s’en cacha quelque peu avant de lever les yeux sur la personne qui se tenait dans l’embrasure de la porte.
C’était Sam. Il avait eu le temps d’apercevoir le dos du métayer, sur lequel un réseau enchevêtré de cicatrices anciennes dessinait une toile blanchâtre par endroits, rougie à d’autres. Les bras, les jambes et la poitrine de l’homme comportaient également de nombreuses cicatrices, et Sam ne s’y connaissait pas suffisamment en la matière pour pouvoir faire la différence entre de glorieuses blessures de guerre et les marques infamantes de la torture.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? murmura Louis d’une voix blanche.
— Euh…
L’intrus reçut en pleine figure la tunique noire de Louis, qui rugit :
— Sors !
Sam eût obéi sans cela. Ce qu’il venait de voir avait suffi à semer le trouble dans son esprit.
*
La situation du père Lionel était des plus inusitées : dans n’importe quel ordre religieux, un membre pouvait se faire envoyer dans une maison de province tout en continuant d’appartenir à la communauté où se trouvait le supérieur central. Ce n’était pas le cas des bénédictins, chez qui on faisait profession pour un monastère à l’exclusion de tout autre. « Il n’est pas du tout avantageux aux âmes des moines de se répandre au-dehors », disait la règle (41) . C’était la raison pour laquelle le père Lionel s’efforçait, autant que cela lui était possible, d’appliquer les préceptes vénérables que le saint avait élaborés avec grand soin huit siècles plus tôt. Par exemple, il mettait un point d’honneur à passer dans sa « cellule » garnie de livres plusieurs heures par jour, qu’il calculait selon celles de l’office. Ces moments de solitude et de silence étaient indispensables à la vie contemplative et il eût été incapable de cohabiter sans elle dans le manoir bruyant, souvent peuplé de voix d’enfants. Le moine mangeait sa ration journalière dans une écuelle individuelle et, à quelques exceptions près, il continuait à boire son vin et sa bière coupés d’eau. Au lieu de la luxueuse houppelande que portaient
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