Le marquis des Éperviers
Ils disposaient sur des lits de paille des pyramides de fromages séchés ; à même le pavé, des aulx en tresse, des légumes rabougris rassemblés en petits tas, des volailles étiques aux membres entravés par des nœuds d’osier. En arrière-fond, des étameurs empilant leur cuivrerie, des galochiers accrochant aux volets des maisons des guirlandes de chanvre chargées de leurs produits vernis, semblaient s’appliquer à parer la ville pour un prodigieux tournoi. Le vent qui soufflait ce matin-là sur Figeac n’emportait pourtant pas dans ses roulements les effluves légers qui préludent aux réjouissances : la disette régnait partout alentour et les consuls, qui craignaient un coup de main des affamés, avaient appelé les soldats pour remplacer les chasse-coquins qu’ils ne pouvaient entretenir.
Le gros de la troupe s’était regroupé près d’un abreuvoir pour partager des quignons de pain grossier que venait de lancer un sergent aux allures de matamore. Victor, qui avait ralenti l’allure de sa monture, put observer à loisir l’expression ahurie qui se peignait sur ces visages encore enfantins dont la fatigue avait brouillé les traits.
– Où allez-vous ainsi ? lui cria soudain un officier qu’il n’avait pas remarqué parce qu’il se tenait à l’écart à côté de son cheval.
C’était un jeune homme svelte, portant avec prestance une capote d’un ton garouille, jetée sur un justaucorps de drap bleu à brandebourgs. Il arborait à son cou une cravate blanche nouée à la steinkerque, c’est-à-dire lâchement, l’extrémité glissée dans une boutonnière basse à l’imitation des soldats français surpris dans leur sommeil à l’aube de la fameuse journée de Steinkerque. Un large tricorne, barré d’un galon noir, dissimulait entièrement son regard.
– Je vais à Paris, répondit le plus naturellement du monde notre cavalier qui se pencha aussitôt pour tenter de surprendre la mine de son interpellateur.
– À Paris ? se récria l’officier en faisant mine d’être effrayé.
– Cela vous surprend ?
– Ma foi, reprit l’autre, je devrais vous répondre non puisque la route que vous suivez va bien là où vous le dites, mais j’avoue vous trouver tout à fait téméraire… Ignorez-vous que ceux du Limousin se sont une nouvelle fois révoltés et qu’on ne s’aventure plus là-bas sans courir de gros risques ?
– Vos coquins se voleront eux-mêmes, proclama Victor en montrant sa sacoche aux deux bourses singulièrement plates pour contenir les hardes d’un exilé ; quant à m’égorger, qu’ils essayent ! j’ai du sang aux ongles quand il le faut.
Tout en parlant ainsi, il s’était carré sur sa selle, contrefaisant la pose forfantière d’un condottiere et déclenchant, par là, la joie de l’officier qui découvrit dans un large sourire deux rangs de dents bien plantées et éclatantes.
– Vous êtes effronté, reprit celui-ci, vous avez du cran, cela est bien… J’aimerais cependant vous retrouver d’ici à quelque temps pour avoir la primeur du récit de ce voyage.
– Si nous nous revoyons, je serai votre obligé, riposta le voyageur avant de saluer et de décliner son nom.
– Paul de Therondels, dit à son tour le jeune homme, ah ! je sens qu’il n’est pas en mon pouvoir de vous retenir de commettre des folies… Toutefois, si vous êtes arrêté, vous aurez la consolation de savoir que nous marchons derrière vous pour aller prêter main-forte aux troupes du bailli de Limoges, monsieur de Gargilesse.
– Que se passe-t-il qui nécessite un tel déploiement ? s’inquiéta Victor.
– Des troubles fomentés par un personnage qui se pare du beau nom de marquis des Éperviers. Il soulève les paysans du Quercy au Berry qu’on commence à nommer Tard-avisés. Il fait accroire que le roi établira bientôt par ici un impôt sur les nouveau-nés.
– Un impôt sur les nouveau-nés !
– Oui, une sorte de taxe sur la vie, un droit qu’il faudrait payer pour pouvoir faire inscrire les enfants sur les registres de baptême.
– Mais c’est une monstruosité, cela ne se peut !
– Je le pense comme vous, dit l’officier, pourtant les rumeurs vont bon train dans un pays qu’on a accoutumé à toutes sortes de nouveautés fiscales.
Il se rapprocha de Victor pour parler bas :
– On dit que ce marquis est réellement un gentilhomme… Je ne puis me faire à cette idée.
– Je le trouverai le premier, trancha le jeune exilé
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