Le marquis des Éperviers
bâtir un compromis capable de recevoir l’assentiment du sénéchal de Rouergue. Ce dernier, monsieur de Buisson, le seul homme alors en état de pouvoir composer avec l’intendant, ne put, malgré tous ses efforts, rapporter de Montauban qu’un accord dont les termes ne laissaient pas d’être terribles. Pour éviter d’être livré au bourreau ou condamné aux galères et demeurer chez lui dans une demi-liberté, le comte de Gironde devait se séparer de ses enfants : ses filles seraient confiées à monsieur de Tressan et vivraient à Rodez, Victor irait à Paris où un autre de ses oncles, le conseiller d’État Davignon d’Antraigues, acceptait de lui accorder son hospitalité. Informé de ce plan, l’ancien officier de Turenne vit un gouffre s’ouvrir sous ses pas. Tout un jour, maudissant Dieu sans témoin, il s’enfonça dans les châtaigneraies en contrebas de son château. Lorsqu’il reparut au soir, le visage serein mais les yeux injectés d’un feu qui ne devait plus jamais s’éteindre, il avait arrêté sa résolution : il acceptait l’offre du sénéchal puis, dès que ses enfants seraient en lieu sûr, il s’enfuirait à Genève pour rejoindre le Refuge 2 .
La dernière nuit qu’il passa à Gironde, Victor, incapable de sommeil, ressassa les recommandations que lui avaient faites la veille son oncle et son père, de ménager sa jument noire, de se méfier des inconnus qui l’aborderaient sur sa route, et surtout, de se conduire en toutes occasions selon les solides principes qu’ils lui avaient inculqués de concert.
Vers quatre heures, il fut tiré de ses songes par le grattement que produisait d’ordinaire monsieur de Gironde lorsqu’ils devaient partir, avant le point du jour, prendre les lièvres à l’accroupie.
– Il est temps… Il faut aller, mon garçon ! murmura cette voix que, même rabaissée, il eût reconnue entre mille.
S’étant vêtu et ayant rassemblé ses longs cheveux dans un nœud de velours, il dévala l’escalier raide pour découvrir, dans la salle commune, sur la table recouverte d’une nappe blanche brodée des fougères de sa maison, un gâteau à l’épaisse croûte d’or, fumant encore, dont l’odeur l’avait ravi depuis l’étage. C’était la pompe à l’huile, sa friandise favorite, qu’Angèle, pour lui faire un dernier plaisir, avait cuit dans la nuit à la suite du pain. Il en trempa un morceau dans un bol de lait plein d’écume et dévora pour s’échapper plus vite. Alors qu’il enjambait son banc pour ressaisir sa sacoche, il vit surgir son père qui, depuis son cabinet, debout parmi les domestiques en pleurs, n’avait cessé de l’observer.
Celui-ci, ayant entrouvert la porte de sa demeure sur la demi-lueur d’une aube floconneuse, étreignit une dernière fois son fils. Soulevant sans mot dire une mèche de ses cheveux, il le baisa au front, puis, très vite, avant de refermer violemment pour s’épargner la vue prolongée de sa misère, il le poussa au-dehors.
Notes
1 . Réponse que les anciens protestants étaient tenus de faire publiquement au curé qui s’assurait de leur présence à la messe en procédant à leur appel.
2 . Au sens de lieu, hors du royaume, principalement en Suisse, en Hollande et en Angleterre, où se rassemblaient les protestants français proscrits.
Première partie
LE CHEVALIER DE CARRESSE
CHAPITRE PREMIER
Où paraît Maximilien de Carresse
Lorsqu’il se retrouva sur le perron, saisi par le froid vif du petit matin, mitraillé par le claquement effroyable du ventail derrière lui, Victor sauta en selle et détala.
Dès qu’il fut entré dans le proche bois de Braye, hors de la vue de Gironde, des larmes, qu’il n’avait plus la force de retenir, rayèrent ses joues et l’aveuglèrent. Aussi, quoiqu’il ne risquât pas à cette heure encore sombre de croiser des témoins de sa détresse, rabaissa-t-il instinctivement son tricorne avant de prendre un furieux galop et de s’enfoncer dans le chemin creux qui montait vers Montredon.
Il fila si bon train qu’il fut tout surpris de découvrir Figeac, juste comme l’ajour du clocher-peigne qui veillait sur la ville se trouvait transpercé par la lumière frisante de l’aube. Un marché s’installait sur le foirail. Des forains venus du Quercy, de l’Auvergne et du Rouergue, car ces trois provinces se rejoignaient là, s’activaient en silence, sous l’œil morose de quelques miliciens accoutrés d’uniformes en lambeaux.
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