Le méridien de Paris - Une randonnée à travers l'histoire
tout
entier. Mais le dieu interrogé reste sourd
Colette contre Mata Hari
devant l’offre de sa beauté et de sa
Mata Hari était belle, mystérieuse, provocante, jeunesse, et elle offre plus : son amour, sa
mais tous ne croyaient pas à son authenticité chasteté – et une à une, ses écharpes,
artistique. Elle se produisit à Neuilly où elle symboles de l’honneur féminin, tombent
avait trouvé une maison. Ce fut une
aux pieds du dieu. »
représentation osée, qui se déroula sur trois Un autre journal, Le Gaulois , écrit à propos jours, dont un spectacle exclusivement réservé de ce spectacle :
aux femmes. Elle fit son entrée entièrement
« Tout à tour féline, féminine à l’excès, puis nue, montée sur un cheval blanc. L’écrivain
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Colette, qui s’y connaissait parce qu’elle aussi pas de jalousie : « La seule femme à avoir
se produisait nue sous des drapeaux de gaze
un style incroyable était Mata Hari, » écrivit-
(nous évoquerons Colette plus longuement
elle. En matière de lancer de drapeaux
quand nous serons au Grand Louvre), la
érotique, Colette avait été battue.
perça à jour :
« Elle ne dansait guère, mais elle savait
Une femme suspecte
se dévêtir progressivement et mouvoir un
Margaretha Zelle avait de nombreux amants,
long corps bistre, mince et fier. Elle
concubins et admirateurs. Elle entretenait un arrivait presque nue à ses récitals, dansait
important réseau cosmopolite et se fit une
« vaguement » avec les yeux baissés et
réputation de demi-mondaine, de femme
disparaissait enveloppée dans ses voiles. »
obligeante et vénale, ce qui ne tarda pas à la rendre suspecte en ces temps de tension
internationale.
La qualité de l’ouvrage de Julie Wheelwright
réside en ce que l’auteure est en premier lieu admirative envers Mata Hari. Femme divorcée,
cette dernière sut se faire une place dans une société qui ne permettait à peu près rien aux femmes indépendantes. Colette en savait
quelque chose. Le livre est aussi – et surtout –
un tableau des mœurs des premières
décennies du XXe siècle. À cette époque, on
estimait que les femmes recherchaient
l’excitation autant que le sexe, et que
l’espionnage pouvait remplir cette fonction
aussi bien qu’un bon amant. Sans parler de
Une des nombreuses statues du parc Montsouris : l’association des deux ! Il fallait avant tout Le Groupe de baigneuses de Maurice Lipsi (1952).
surveiller les femmes de la bonne société
D’après Colette, ses pas de danse et ses
car le risque de scandale pouvait donner lieu histoires hindoues n’avaient d’autre raison
à des chantages. Dans le cas de relations
que de faire de l’effet. Peut-être même était-lesbiennes, par exemple. Si ce « problème-
elle un peu jalouse, comme le suggère
là » ne se posait pas, on affirmait alors que l’auteure anglaise Julie Wheelwright dans
les femmes s’intéressaient trop à l’organe
son livre The Fatal Lover . Colette trouvait masculin. Tel était le sort entre autres des
que Mata Hari n’était tout compte fait pas si
« soldats en blouse », autrement dit les
séduisante. Elle avait selon elle un gros
infirmières, également soupçonnées de
nez et une grosse bouche. Après sa
motivations douteuses.
dernière représentation à Neuilly, durant
En se fondant sur des pièces récemment
laquelle la curiosité atteignit les limites du rendues publiques par Scotland Yard et sur
décent, Mata Hari s’inclina et parla ; elle se des renseignements fournis par le
montra ennuyeuse à mourir.
Néerlandais Sam Wagenaar, spécialiste
La journaliste américaine Janet Flanner,
reconnu de Mata Hari, Julie Wheelwright
correspondante à The New Yorker, auteure démontre que Mata Hari était manipulée,
des superbes Paris Journals , ne souffrait qu’elle n’était pas une espionne dangereuse,
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et qu’elle fut à ses yeux injustement fusillée.
la colonne qui porte le nom curieux
Elle a été sacrifiée en tant qu’archétype de la de Colonne de la Paix Armée,
femme assoiffée de sexe, la séductrice, la
œuvre d’un certain Jules Coutan
femme fatale, provoquant la ruine de
(1887). La colonne se dressait
l’homme, voire de la société masculine
jusqu’en 1960 dans le square
si bien conduite. Mata Hari, martyre du
d’Anvers et dut céder la place
féminisme ? À
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