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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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émotion se
verraient reprocher une certaine insensibilité peut-être. Au lieu que le voile
d’ombre projeté sur les murs recouvre les pensées de chacun d’une pluie de cendres.
    Car on interprète tout, vous savez, et jamais autant que
dans de tels moments où l’on se raccroche au moindre signe. Un geste machinal,
un mot convenu se chargent d’une intensité qui les dépassent. Toute parole est
prise à la lettre, étudiée, disséquée dans ses moindres sens. Celui qui la
profère, aussi maladroite soit-elle, il est inimaginable qu’il n’en pense pas
un mot. C’est terrible – oui, c’est terrible. Ce sont les meilleurs
qui partent en premier – oui, c’était le meilleur. Il est
inoubliable, cet homme-là – bien sûr que nous ne l’oublierons pas.
Une main agrippe votre épaule et c’est la consolation même qui se pose sur
votre épaule, un regard brouillé et c’est l’essence du chagrin, un sourire
bienveillant – est-ce que celui-là n’est pas aussi touché qu’il le
prétend que devant notre malheur il trouve encore la force de sourire ? On
est à prendre avec des pincettes. On se répète la moindre information :
Ton père, il était connu comme le loup blanc. Un loup blanc ne peut
s’interpréter que comme un signe de rareté, ce n’est pas comme le lapin blanc,
qui renvoie à des rêveries de petites filles. Un loup, c’est-à-dire une force
respectée, un esprit farouche et indépendant. Et soudain le souvenir de cet
homme ne connaît plus de frontières, se pose où bon lui semble, rôde partout en
pays de connaissance. Comme s’il avait passé une vie de repérages dans
l’intention de nous baliser le chemin.
    Le temps du recueillement est variable, chacun l’estimant
plus ou moins à l’aune de son chagrin, mais il existe une durée incompressible
de convenance qui ne doit pas être inférieure à un quart d’heure. En deçà, ce
serait traiter le mort et sa famille par-dessous la jambe, au risque de faire
jaser. Au-delà, l’intrigue de cet impromptu tragique est trop mince pour retenir
longtemps l’attention des moins concernés. Profitant de la pénombre et d’un
silence apaisant, la rêverie s’envole loin de la pensée du mort.
    Un exemple, la jeune veuve que vous avez pressée dans vos
bras et qui s’apprête à traverser un long tunnel dont elle craindra ne jamais
voir la fin, quelques années plus tard et à notre étonnement (nous entrevîmes
là une première petite lumière vers la sortie), revint d’une de ces veillées
mortuaires secouée d’un inextinguible fou rire. Sa réaction en dépit des apparences
n’avait rien de scandaleux. Nous étions dans l’ordre du concevable : un
défunt d’un âge relativement avancé, ayant bien vécu sa vie, et même pris un
vif plaisir à la remplir, de sorte que depuis de longues années déjà il
annonçait avec coquetterie qu’il pesait au moins cent vingt kilos, les balances
n’imaginant pas au-delà. Inutile dans ses conditions de demander des comptes au
ciel. Et donc il reposait énorme dans la pénombre sur un lit bâti à sa mesure,
ses mains croisées attachées pour ne pas qu’elles glissent de cette montagne de
chair. La jeune veuve, un peu moins jeune maintenant, s’avisa d’une
ressemblance qui lui échappait : cette panse volumineuse, ce quadruple
menton gonflé par le nœud serré de la cravate, cette petite moustache large de
deux doigts, cette mèche plate sur le front, cette tête ronde. Et tout en
priant pour le salut du défunt : Seigneur, accueillez dans votre céleste
demeure l’âme de votre humble serviteur qui n’a fait que profiter des bonnes
choses que vous avez créées, ajoutant mentalement un post-scriptum : par
la même occasion, n’auriez-vous pas parmi votre troupeau une brebis avec un
faux air de celle-ci ? Oliver Hardy (de Laurel et Hardy), souffla le
Seigneur qui a l’œil. C’en était fini. Oliver Hardy sur son lit de mort, on
s’attend, après qu’il a agité convulsivement sa moustache, à ce qu’il éternue,
à ce qu’il nous livre une dernière facétie, et puis Oliver Hardy est immortel.
On n’a donc plus de raison de garder son sérieux. D’où l’explosion de rire à la
sortie de ce cinéma muet – et cette bonne nouvelle : notre maman
au bout de son long tunnel.
    Mais, pour notre père, c’eût été impensable qu’on pût une
fois hors de la maison se tenir les côtes. Comment douter de la sincérité de
cette foule affligée

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