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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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m’incitait à regarder le
plafond, c’est qu’il ne présentait pas en soi un grand intérêt, et donc qu’il
eût perdu en netteté n’était pas un handicap, mais, plus inquiétant, le tableau
vert se couvrait maintenant de signes blanchâtres indéchiffrables de mon banc,
comme si le nuage de craie que soulevait la brosse quand on effaçait les
inscriptions n’en finissait pas de se déposer, envahissait l’espace, se
densifiait dans le lointain. Et, avec les larmes qui s’en mêlaient, tout se
brouillait, composant une boue brumeuse devant mes yeux qui accentuait mon
isolement, tenait le monde à distance, et me confirmait dans mon retrait
intérieur.
    Je pris mes lunettes, du moins ce qu’il en restait, déplorai
le coût du désastre (les verres incassables étaient bien entendu plus chers et
il ne fallait pas compter sur un remboursement par la Sécurité sociale, ou
tellement négligeable que c’était vraiment se payer notre
tête – thème récurrent dans une famille à lunettes aux revenus
modestes qui n’était pas loin de voir dans cet ostracisme à l’égard des voyants
précaires une forme d’injustice immanente, s’ajoutant au fait que de toute
manière les commerçants, autre leitmotiv, n’ont jamais droit à rien, pas comme
les fonctionnaires qui voyagent à l’œil, ont des bourses pour leurs enfants et travaillent
quand ça leur chante) et les remis sur mon nez. Devant mon œil droit le fil de
Nylon s’entortillait en forme de huit. L’œil gauche y voyait d’autant mieux
que, la monture s’étant déformée en tombant, le verre intact se plaquait contre
mon orbite à la manière d’un monocle – ce qui était, l’année
précédente, la marque de Gyf.
    En fermant alternativement les yeux, j’avais donc le choix
entre deux visions, entre deux mondes. L’un, clair et net, dans lequel se
détachent le sourire narquois de l’autorité, une règle de grammaire sur le
tableau, la couleur du bec et des pattes des mouettes tridactyles (ce qui
permet de les différencier des goélands argentés), la découpe des feuilles des
arbres dans la cour (grâce à quoi on reconnaît des tilleuls), tout un monde
tellement sûr de son fait qu’il se donne en spectacle, et l’autre,
considérablement rétréci (l’horizon ramené à trois mètres), imprécis et vague,
éloge du flou, où le ciel passerait pour une mer renversée et les nuages pour
de l’écume bouillonnante, où le tableau vert n’a rien à livrer que son voile de
craie, où les visages sont sans visage et donc sans malice, et où la vie,
feutrée, ouatée, ayant perdu en définition, semble faire antichambre en attente
d’un autre monde.
    Avec cette autre conséquence que les lois élémentaires de la
physique s’en trouvent modifiées. Ainsi, le son dans l’univers du myope voyage
plus vite que la lumière. C’est à la voix, non au regard, que vous comprenez
qu’on s’adresse à vous. C’est la rumeur d’un moteur plus que l’apparition au
dernier moment d’une automobile qui vous retient de traverser une rue. Les
œillades vous laissent de marbre, une parole caressante vous émeut jusqu’aux
larmes. Les rides s’atténuent et, comme un timbre de voix conserve longtemps
son grain de jeunesse, il ne vous apparaît pas que le monde autour de vous soit
aussi sensible au vieillissement qu’on le dit.
    Il n’est pas besoin de chercher à convaincre des avantages
d’une vision claire, elle évite de saluer des lampadaires, de s’asseoir sur ses
lunettes, de pousser au restaurant la porte des cuisines au lieu des toilettes,
ou de chercher des heures une aiguille dans une botte de foin pour l’avoir
confondu avec du blé, mais dans ce périmètre de vie atténuée (comme les sons dans
la brume) où je campais depuis ce fatal lendemain de Noël, au cœur de ma
nébuleuse, dans ce flou de la mort qui enveloppe les survivants, on n’attend
pas de la clarté qu’elle fasse toute la lumière.
    On n’attend pas grand-chose au vrai, et moins de la commisération
qu’un peu de ménagement. Car le coup est rude tout de même, il est charitable
de ne pas en rajouter. Or mes lunettes de borgne sur le nez, ma copie en main,
je n’en croyais pas mes yeux. Il n’avait pas suffi à mon tortionnaire de rayer
sauvagement mes pages au stylo rouge et de m’accorder la plus mauvaise note, il
contestait en quelques lignes de commentaires blessants, outre une écriture
approximative et incertaine (a-t-on jamais vu

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